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l’objet d’une prescription obligatoire. Ce que la morale commande à l’égard de la bienveillance, c’est donc de cultiver en nous l’amour de nos semblables, et, dans la mesure du possible, de travailler à leur bonheur.

Mais cette distribution du bonheur ne peut se faire que suivant certaines règles, et celles que fournit le sens commun n’ont ni la clarté ni la rigueur que la science est en droit d’exiger. Souvent même, elles sont en conflit. Prenons pour exemple les devoirs des parents envers leurs enfants. D’une manière générale, on s’accorde à reconnaître qu’un père doit assurer le bonheur de ses enfants par tous les moyens qui sont en son pouvoir ; mais, dans certains cas particuliers, de graves divergences d’opinions se manifestent. Pour laisser à ses enfants une fortune un peu plus considérable, un père devrat-il abandonner la poursuite d’une découverte scientifique importante, que lui seul serait capable d’accomplir ? Il ne le semble pas. D’autre part, on blâmera i’homme qui, tout entier à ses investigations théoriques, laisse tomber sa famille dans un état voisin de la misère. Qui ne voit, quand on en arrive aux détails, combien sont indécises et flottantes les réponses du sens commun ?

Nous ne pensons pas que ces difficultés de casuistique puissent fournir matière à des objections sérieuses contre l’intuitionisme. Les partisans de cette doctrine, tout en admettant que l’obligation morale se manifeste à la raison avec une évidence directe et immédiate, n’ont jamais prétendu qu’il ne pût y avoir conflit au moins apparent entre deux ou plusieurs prescriptions de la conscience. Chacune est absolue, prise en soi ; mais il peut arriver que le devoir commande de subordonner certaines d’entre elles à certaines autres, et alors c’est cette subordination même qui devient obligatoire. En d’autres termes, il faut, selon la parole de Cicéron, être bon raisonneur de ses devoirs, ce qui implique qu’il y a entre eux, pour chaque homme, une hiérarchie naturelle, qui doit être respectée, sous peine de violer la loi morale. Les devoirs de famille, absolus, si l’on ne tient compte que des relations domestiques, cessent d’obliger si le salut de la patrie en exige le sacrifice ; ou, plus exactement, ce ne sont pas les devoirs de famille qui cessent d’être obligatoires, mais certaines séries d’actions qui, en ellesmêmes indifférentes, étaient l’expression naturelle d’une obligation morale, jusqu’au moment où, les circonstances ayant changé, une conduite différente a revêtu aux yeux de la conscience le même caractère obligatoire. La difficulté que soulève M. Sidgwick s’évanouit, en effet, dès que l’on transporte la moralité des actes aux intentions. Si, comme nous l’avons soutenu, aucune action n’est de