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aucun doute possible, nous le ferons voir, il dut plus à ces lectures qu’à aucun de ses compatriotes, de qui l’influence n’était pas nécessaire pour le faire incliner à l’empirisme et n’avait pas été suffisante pour le tirer de son sommeil. Mais bien des années devaient s’écouler avant qu’il eût fixé sa pensée et pris rang lui-même comme philosophe.

Ayant perdu son père en 1661, il eut en héritage 73 l. 6 sh. et 10 d. de revenu, représentant à peu près 200 livres (ou 5 000 francs) d’aujourd’hui. Il trouva que, même joint à ses émoluments de student, c’était peu pour fonder une famille, et il renonça à un mariage dont il avait caressé le projet. De toutes parts cependant lui arrivaient des offres de service ; il ne tenait qu’à lui de faire une brillante fortune dans l’état ecclésiastique. Mais il en avait de moins en moins la vocation. Tout en gardant des sentiments religieux qu’il ne devait jamais perdre, il penchait décidément vers l’étude des faits et les sciences d’observation plus que vers la théologie. Quand le moment vint où il fallut enfin opter, il renonça à l’Église et résolut d’être médecin. Depuis quelque temps déjà, ses études favorites étaient la botanique, la chimie, les sciences naturelles en général, auxquelles l’initiait Robert Boyle, esprit aventureux et un peu chimérique, mais alors le plus grand savant de l’Angleterre. Toutefois, dans son hésitation, il avait négligé de prendre ses premiers grades en médecine, et il avait à présent trente-quatre ans.

Cette situation anormale devint plus fausse encore, quand, au lieu de se mettre en règle avec l’Université, il partit pour Clèves, comme secrétaire de l’envoyé anglais chargé d’obtenir, contre la Hollande, l’alliance ou la neutralité de l’électeur de Brandebourg. On était alors sous Charles II, dont Locke avait vu le retour sans trop de déplaisir, en homme qui ne partageait pas les passions des Puritains, qui croyait, sur les promesses du roi, n’avoir rien à craindre pour la liberté, et qui avait enfin des amis à la cour. C’est à la demande de ces amis qu’il partit en mission diplomatique, plus curieux d’ailleurs de voyager et d’observer de nouvelles mœurs[1] que de se préparer une carrière brillante. La preuve, c’est qu’au retour, il refusa l’offre avantageuse et séduisante d’accompagner l’ambassadeur d’Angleterre en Espagne.

Après un court voyage dans son pays natal (voyage durant lequel il recueille pour Boyle des observations de physique et commence pour lui-même ces curieux cahiers de notes météorologiques où, pendant tant d’années, il consigna chaque jour l’état de l’atmosphère),

  1. Ses lettres de Clèves sont en effet pleines de descriptions et surtout intéressantes par la peinture des mœurs allemandes à cette époque.