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burdeau. — le tragique comme loi du monde

heureux d’être pris pour un « dilettante ». Quel plus grand éloge que ce mot ? car qu’est-ce que le génie, sinon un « dilettantisme anti-scolastique ». — Ainsi dans le fond, M. Bahnsen est à son sens bien plus « scientifique » que ses adversaires : s’il néglige de fournir des faits précis à l’appui de ses thèses, c’est par un juste sentiment de la vraie méthode expérimentale. Car, en matière de faits moraux, il n’y a qu’une expérience digne de ce nom : celle que chacun de nous puise en lui-même. Quant à lui, il ne fait en vérité que résumer en style abstrait sa vie la plus intime, et de chacune de ses théories on pourrait dire le mot anglais : « And thereby hangs a tale : Il y a toute une histoire là-dessous. » Mais ces histoires-là, pourquoi nous les conterait-il ? Ceux qui ont su vivre, c’est-à-dire se regarder vivre, ont en eux assez de souvenirs pour y suppléer et pour interpréter les allusions de l’auteur (pp. 3, 4). Pour les autres, ces questions-là ne les concernent point : et c’est leur rendre service que de les rebuter[1].

Même ces métaphores dont le livre est plein, et qui font ressembler certains passages à une fantasmagorie plutôt qu’à une chaîne d’idées, ont une raison d’être profonde. M. Bahnsen, fidèle en ce point à Schopenhauer, croit à l’homogénéité, à l’identité même du monde moral et du monde physique : une même volonté les emplit, âme éparse de l’univers ; aussi le second n’est-il qu’un reflet du premier. Il lui sert de « table d’harmonie ». L’univers est une immense métaphore. Quand Duncan meurt assassiné par Macbeth, ses chevaux redeviennent sauvages et s’entre-dévorent (pp. 85, 87, 89)[2].

  1. Voici un passage de Schopenhauer qui semble fait pour répondre à cette théorie de son disciple : « Il y a cette différence entre le mystique et le philosophe, que l’un commence du dedans et l’autre du dehors. Le mystique part de son expérience interne, positive, individuelle,… mais tout ce qu’il en dit doit être cru sur parole, car il ne peut rien prouver. »
  2. Pour soutenir un pareil procédé, ne faudrait-il pas connaître, au moins par de nombreux et de considérables fragments, cette correspondance des deux mondes ? M. Bahnsen n’en est pas là. Aussi ses métaphores sont-elles souvent redoublées, tant lui-même en sent l’inexactitude, et plus souvent obscures et incohérentes. — Assurément, on ne saurait exclure les métaphores, même du style philosophique : les divers ordres de facultés intellectuelles semblent aimer à agir de concert, et l’imagination n’est pas la moins impatiente de s’exercer, dès qu’une d’elles est mise en jeu. Les mots d’ailleurs viennent encore l’éveiller et la tenter, car il en est beaucoup qui apportent avec eux des images. À le bien prendre, puisqu’on ne peut guère l’empêcher de se mettre en branle, il ne peut s’agir que de substituer, à une imagination inconsciente et désordonnée, une imagination réglée et qui soit comme mise au pas avec les facultés abstraites. Mais, à ce compte, les images devront avant tout s’accorder, former comme de petits tableaux ( « une série parallèle de vignettes, ») qui pourront et devront même changer à chaque passage d’une idée à une autre, mais non pas plus souvent. — Ce ne sont là, il est