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tout désir est absurde, ne se réduit et ne se concentre que pour mieux ramasser ses forces et les lancer dans une ou deux passions[1] ?

Or, c’est la fonction de l’humour, de dégager des choses, avec ce qu’elles contiennent de tragique, ce qu’elles enferment d’ironie, et d’unir ces deux éléments opposés ; l’humour, au milieu même de la souffrance, raille la souffrance et nargue le destin, qui l’écrase. Il prend la douleur et s’en fait une matière docile ; il intellectualise le tragique et par là le dépasse. C’est son premier attrait. — Il tourne en dérision le tragique ; cette réalité profonde, il la traite d’illusion ; il donne à la vérité par excellence la forme d’une pure apparence, d’un mensonge. Il fait ainsi le contraire de ce que faisait l’art et devient lui-même un art nouveau : l’autre nous créait, avec de pures apparences, un monde qu’il nous faisait prendre pour réel et vrai ; mais celui-ci, traitant le monde réel de mensonge, semble ainsi nous soustraire par un artifice nouveau à son empire. Cette illusion de délivrance est la dernière qui soit possible à un esprit éclairé par la douleur. L’humour est l’art propre aux désenchantés. Et par là encore il attire le héros. — Mais surtout il a cette supériorité, de représenter seul la vérité métaphysique tout entière, de fondre en lui ces contraires, la souffrance et la moquerie, le sentiment et l’esprit, de « laisser entrevoir, à travers le masque bouffon, la tête de Méduse du pessimisme » ; seul il exprime le fond des choses, qui est l’unité dans la division même, la contradiction dans la conciliation ; semblable au clair obscur, qui fond en un tout harmonieux la lumière et les ténèbres. — Pour toutes ces raisons, l’humour est le seul ton qui convienne à l’homme supérieur. En soi, enfin, il est absurde, et c’est bien son plus grand mérite : puisque l’absurdité est la reine du monde, la dernière folie serait d’être sage (p. 434). Au milieu de cette lugubre mascarade qu’on nomme l’univers, pour faire notre partie, taillons-nous dans nos suaires un habit d’Arlequin.

L’humour est donc une sorte de délivrance. Délivrance tout idéale ! L’humoriste n’est pas soustrait à la souffrance : il rit de ses tourments, mais il les ressent ; il les ressent plus cruellement que personne, car « c’est accroître son mal que de le connaître. » C’est en cela qu’il diffère du métaphysicien, élevé dans les froides régions de l’universel et habitué à compter pour rien l’individu ; et par là qu’il lui est supérieur. Car le métaphysicien « ne triomphe que d’une douleur absente ». L’humour, avec toute sa clairvoyance, garde

  1. Ceci fait songer à l’Arnolphe de l’Ecole des maris.