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burdeau. — le tragique comme loi du monde

tume de ses plaintes dit assez que non ; la vue de l’idéal ne lui sert qu’à rabaisser le réel. De là cette froideur, cet air d’ignorance et d’insouciance qu’il affecte ; s’indigner tout haut, donner aux hommes des leçons même sévères, ce serait les croire capables d’écouter, de se corriger ; s’irriter contre le mal répandu dans le monde, ce serait paraître en appeler à une justice supérieure ; quand il est au contraire certain que le vice est indéracinable et le mal incurable, à quoi bon s’émouvoir ? Il y a là toute la distance qui sépare le mépris hautain du grand seigneur d’avec la tristesse émue de l’apôtre.

L’humoriste semble donc dire : Il existe un idéal moral ; cet idéal veut être réalisé ; il doit l’être, mais il ne peut pas l’être, et c’est à quoi pourtant je ne dois pas me résigner. Car l’humour n’est pas résignation. Et, comme l’avoue M. Bahnsen, ce qui fait que souvent l’humour de Méphistophélès est froid, c’est son absolue résignation, ou plutôt sa confiance dans le triomphe du mal. — Or, ce à quoi on ne veut pas se résigner, c’est ce qu’on ne réussit pas à croire irréparable. Au fond, l’humoriste ne se sent pas très-sûr que le bien soit irréalisable. Il n’a pu se défaire de cette idée que ce qui se doit se peut. Seulement, s’il éclaircissait cette pensée vague, son pessimisme s’évanouirait, il croirait le bien possible, et son activité morale, au lieu de se consumer au dedans de lui, en imprécations vaines, se déploierait. Voilà pourquoi l’humoriste n’est jamais un homme en possession d’un idéal moral complet et n’en a nul besoin : Swift ne sait rien proposer de plus qu’un retour à la nature (dans le voyage aux pays des Houyhnhnms) ; mais c’en est bien assez pour mettre en pièces le voile d’hypocrisie dont la société anglaise couvrait alors d’ignobles plaies. C’est que, en face de l’idéal complet et vrai, il n’est pas une réalité qui ne laissât voir quelque côté de perfection, au moins la possibilité de quelque perfection, et cela ruine le pessimisme. En présence de la vertu, s’il en est quelque part, il faut que l’humour se taise. De même le grand soleil qui inonde tout de sa lumière embellit tout ; mais un rayon unique qui, par un temps d’orage, traverse la nuée, fait ressortir plus violemment encore l’aspect sombre de la terre et la lividité du ciel.

Ainsi l’humour a perdu l’optimisme riant de l’enfance ; il n’est point encore arrivé à la sérénité d’une vie qui se confie à la loi du devoir et attend tout d’elle. Cette sérénité, il l’annonce et la refuse à la fois. Pour imiter une des belles comparaisons de M. Bahnsen, il est, entre le monde de l’art, monde fantastique et paisible, où les objets (comme il arrive à la clarté de la lune) se transforment pour nos yeux au gré de nos caprices, et le monde de la réalité, de la vie pratique et morale, monde solide, où les ombres sont fortes comme