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burdeau. — le tragique comme loi du monde

d’une conscience inaccoutumée à plier. — Mais avec cette vérité, l’humour enferme aussi une erreur ; il oublie, pour ne pas dire plus, la possibilité du devoir. — Eh ! ne connaît-on pas cette indulgence mystérieuse, qui, lorsque nous aimons, mais d’une affection qui n’est pas toute raisonnée et où il reste encore un fond d’instinct, nous fait aimer non-seulement ce que nous aimons, mais tout ce qui y est naturellement uni, et jusqu’aux défauts, s’ils ne sont point des vices ? car alors ils donnent à l’objet de notre affection cet air de négligence, d’irrégularité, de demi-indiscipline, qui semble révéler mieux l’infinie richesse d’une nature, et qui fait la grâce. Cet attrait n’est-il pas proprement ce. qu’on nomme le charme, chose presque magique, où il entre comme un mélange et peut-être un assaisonnement de mal dans le bien ?

L’humour donc tend vers un état supérieur ; il enferme un pressentiment secret de la plus vivifiante des vérités morales ; c’est là comme une étincelle qui doit grandir, l’illuminer, le transfigurer : à sa place naît une humeur doucement railleuse, qui nous fait rabaisser nos mérites à leur juste prix et qui abat les fumées de l’orgueil.

De toutes parts enfin, ce pessimisme — tout-puissant contre l’optimisme vulgaire, qui voudrait que la vie fût par elle-même satisfaisante, quand c’est là justement le pis qui pût nous arriver ; et contre cet autre qui promet le bonheur aux bons comme une récompense et nous enseigne une vertu usurière — nous conduit par cela même à un optimisme plus haut, stoïque, et mieux que stoïque. En nous délivrant de l’espérance et du souci du bonheur, il nous met d’un seul coup au-dessus des déceptions et du désespoir. En nous refusant le droit de distraire de notre tâche morale la moindre parcelle de nos forces, la plus fugitive de nos pensées, il nous prépare à cet état où l’homme, n’ayant d’autre volonté que son devoir, sent ses forces croître selon les nécessités, sans en pouvoir jamais trouver la limite ; où l’âme, échappant de plus en plus à ses propres reproches, s’emplit d’un contentement grandissant, et où ce contentement de la conscience, n’étant accompagné d’aucune contemplation de soi-même, se tourne, non pas en orgueil, mais en une allégresse, par laquelle elle se porte au bien d’une allure toujours plus vive et plus aisée. Seul un tel homme, ne cherchant jamais, n’attendant jamais un plaisir, sait comment i\ faut goûter ceux que la fortune nous envoie : comme de purs dons, imprévus, d’autant plus doux qu’ils n’ont rien coûté ; ainsi il leur laisse leur fraîcheur et leur naïveté, sans lesquelles ils ne sont rien. — Car la vie véritablement morale doit commencer par le renoncement stoïque pour s’achever dans une sérénité souriante.

A. Burdeau.