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marion. — john locke d’après des documents nouveaux

Et pourtant Locke, sans contredit, est un très-grand homme. Dans ce que nous savons déjà du rôle qu’il a joué et des services qu’il a rendus, il y a largement de quoi nous faire comprendre l’orgueil qu’il inspire à ses compatriotes. Mais nous lui devons beaucoup, nous aussi, et il n’a rien à craindre d’un examen impartial de ses titres. Avec un esprit plutôt droit qu’éclatant, des procédés de travail modestes, peu de prétentions, et, en somme, pour principale force des qualités morales, il a été lui aussi un créateur et un maître à sa manière et nous a pour sa grande part ouvert les voies. C’est là un génie d’un autre genre. Une certaine froideur d’imagination peut être en effet compensée par une rectitude de jugement exceptionnelle. Un bon sens imperturbable, fût-il un peu étroit, est une originalité comme une autre, et de bon aloi, quand il s’inspire d’un sens moral très-sûr chez un esprit très-fin.

Je ne dirai qu’un mot de l’écrivain : l’Angleterre reconnaît en Locke un de ses meilleurs prosateurs. Non-seulement son style philosophique est un modèle de simplicité et de clarté ; mais ses lettres sont d’un tour élégant, familier, moitié mélancolique, moitié enjoué, tout à fait personnel et fort agréable. Un de ses correspondants le comparait à Voiture : c’était alors l’expression la plus haute de l’admiration ; mais en réalité ses lettres ont infiniment moins vieilli que celles de Voiture et sont d’une bien autre portée. Il y en a de tous les tons et de tous les genres ; les unes rappellent celles de Descartes, quoique moins abstraites ; d’autres feraient songer à Mme de Sévigné, si un homme et un Anglais pouvait approcher de cette souplesse féminine ; d’autres enfin, avec une verve moins entraînante, mais plus de profondeur peut-être et plus d’accent, sont presque dans le goût de Voltaire.

C’est à Voltaire aussi qu’on pense tout d’abord en jetant les yeux sur l’œuvre non plus de l’écrivain, mais du philosophe, et en tâchant de mesurer son influence. On sait que Voltaire aimait à l’appeler son maître, qu’il fut le premier à le faire connaître en France, et qu’il lui emprunta (non pas servilement, il est vrai) presque tout ce qu’il eut de doctrine philosophique[1]. Mais ce qui frappe plus encore, c’est l’identité de leurs aspirations dans les questions d’ordre pratique. Sans doute, Voltaire était doué de telle sorte qu’il n’est presque rien dans ses écrits dont on ose dire qu’il l'a emprunté et ne l’eût point pensé de lui seul. Mais, s’il était tout particulièrement propre à goûter partout le bon sens et la raison, il est difficile de ne pas croire que son séjour en Angleterre et la lecture de Locke ont tout au moins fortifié ses dispositions naturelles, déterminé la direction dominante

  1. V. Ern. Bersot, la Philosophie de Voltaire.