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doute davantage à Puffendorf et à Grotius, à Hooker et à Hobbes. Mais, en réalité, ses écrits politiques ont un caractère original impossible à méconnaître. Qu’on n’oublie pas qu’il composa les deux Traités du gouvernement en partie pour se justifier lui-même de l’opposition qu’il avait faite à Jacques II, en partie et surtout pour justifier la Révolution qui mettait sur le trône Guillaume d’Orange. De là un ton à part, qui n’est ni celui d’un traité purement philosophique, ni celui d’un simple pamphlet, mais qui tient à la fois de l’un et de l’autre. Son but était avant tout de rendre un service immédiat, et il y réussit. Mais il se trouva qu’il avait fait en même temps une œuvre scientifique d’une valeur plus haute et plus durable, une revendication définitive des droits du peuple à se gouverner lui-même. On connaît cette théorie de l’État, aujourd’hui classique : Dieu a fait les hommes libres et égaux, mais capables de s’élever fort au-dessus du grossier état de nature. Pour cela, ils doivent, sans rien sacrifier de leur liberté naturelle, consentir à la restreindre dans des limites rendant possibles l’union et le groupement des individus en communauté politique. Ils peuvent donc et, s’ils sont nombreux, ils doivent déléguer à des représentants de leur choix le pouvoir de faire des lois pour la communauté tout entière. À leur tour, les législateurs peuvent et le plus souvent doivent déléguer à un magistrat ou roi l’autorité exécutive ; mais le peuple est et demeure souverain. — Ce qui nous intéresse, c’est de trouver le premier germe de ces doctrines dans un petit écrit, jusqu’ici entièrement inconnu et antérieur de trente ans aux deux Traités, les Réflexions sur la République romaine.

Locke avait vingt-sept ans et n’avait encore joué aucun rôle actif, quand il écrivit cet opuscule[1] remarquable à tous égards. Plein d’admiration pour les institutions romaines, il cherche ce qui en faisait la force et se trouve conduit par la même occasion à dire quelles sont, selon lui, les conditions d’un bon gouvernement. Or, ce qu’il regarde comme ayant plus contribué que tout le reste à la prospérité de la République, c’est l’heureuse harmonie des institutions civiles et des institutions religieuses, harmonie telle que la société civile non-seulement ne pouvait être déchirée par rien qui ressemblât à un schisme, mais encore restait ouverte à toutes les religions, pouvait accueillir sans périls les peuples conquis et leurs

  1. L’original, de sa main, est parmi les Shaftesbury Papers, série VIII, n° 6, sans date. M. Fox Bourne montre qu’il doit être d’environ 1660. Les 46 pages (très-denses) que nous avons n’étaient que la première partie de l’ouvrage projeté. Locke y montre les causes de la grandeur des Romains ; il se proposait de faire voir ensuite les causes de leur décadence : ce sont (chose assez curieuse) ses propres expressions.