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ANALYSESpreyer. — Elemente der Empfindungslehre.

quel point les faits l’y autoriseraient. Entre deux sensations, si voisines qu’elles soient, il y a toujours nécessairement une différence finie[1], tant parce que les excitations elles-mêmes diffèrent d’une quantité finie, que parce que nos organes sont construits sur un plan qui accentue vivement les oppositions. Je m’explique.

Que l’on se figure l’appareil de physique connu sous le nom de sonomètre ; il se compose essentiellement, comme on le sait, d’une caisse sonore et d’une corde vibrante fixée à l’une de ses extrémités et portant à l’autre un bassin destiné à recevoir le poids qui le tend sur deux chevalets. La hauteur du son est en raison de la racine carrée de ce poids, et l’on peut facilement imaginer qu’on laisse couler du sable dans le bassin de sorte que le son va monter d’une manière permanente et toutefois saccadée, car le poids de tension croît chaque fois d’une quantité très-petite, je le veux bien, mais appréciable. Supposons que cette corde exécute ses vibrations à proximité d’un piano. Ce dernier instrument nous représente l’oreille. Certaines de ses cordes à lui vont se mettre en mouvement par sympathie. Le sable continuant à couler, et la hauteur du son moteur ne cessant pas de croître, il arrivera un moment où ces cordes s’arrêteront et où la sympathie se manifestera chez les cordes suivantes. À ce moment l’âme de ce piano supposé sensible éprouvera un changement dans sa sensation, et ce changement sera brusque. Si l’on peut dire à la rigueur que la modification dans la cause excitante a été produite par une addition de sable, pourrait-on affirmer avec autant de justesse que celle qu’on introduit dans la sensation est due à la même cause ? Nos organes sensibles sont donc des espèces de trébuchets qui ne tiennent pas compte des différences faibles, mais accusent fortement des différences d’une valeur déterminée. C’est ce caractère même qui en fait des instruments si utiles et si propres à nous renseigner avec promptitude et vivacité sur les changements suffisamment notables survenus dans les causes externes.

Je reviens au livre de M. Preyer ; je n’ai plus qu’un mot à dire. L’auteur fait voir, par des considérations géométriques, comment sa formule est d’accord avec le fait que, quand l’intensité de la lumière augmente ou baisse, la qualité tend à disparaître, toute couleur s’effaçant dans le blanc ou le noir. Soit ; mais on désirerait savoir si un changement de qualité peut annihiler la quantité, et pourtant c’est une conséquence qui ressort de la figure. C’est ainsi encore que, grâce à la signification qu’il donne à ses symboles négatifs, il montre que, l’intensité étant très-faible, la qualité peut cesser d’être perçue et prendre ainsi le signe — ; mais la qualité pourra-t-elle jamais être saisie, si l’intensité venait à ne plus être l’objet d’un acte de conscience ?

On voit par ce peu de mots combien, jusqu’à plus amples éclaircissements, il nous est impossible d’accepter, dans toutes leurs conséquences, les procédés ingénieux mais un peu forcés de systématisation schématique du savant collègue de M. Hæckel.

J. Delbœuf.
  1. Voir Revue phil., février : La loi psychophysique, p. 129 et suiv.