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gérard. — les tendances critiques en allemagne

terre[1], ni la diffusion des idées démocratiques et socialistes, ces deux terreurs de M. Renan[2] ; il ne se laisse pas davantage décourager par la perspective du nouvel âge glaciaire qui menace la planète dans un million d’années, ni par la certitude qu’il y a pour l’intelligence humaine un « inconnaissable ». Non : et cependant, dit-il, elle court un danger[3]. La science est elle-même une limite, une étroitesse pour l’esprit : elle l’habitue à n’estimer plus que ce qui relève de l’expérience et de la mesure. Elle émousse, peu à peu, le sens de l’invisible, de l’intangible, de l’incommensurable, de l’idéal enfin. Par elle, l’intelligence, l’imagination, l’âme, s’appauvrissent d’idées, d’images, de sentiments. De plus, elle a un tel souci de l’application, de la pratique, de l’industrie, de la « technique », elle met en si haute faveur les intérêts industriels, que, dans la science même, le désintéressement disparaît. En un mot, l’idéalisme succombe insensiblement, le monde devient une vaste Amérique. « Il faut avouer, écrit du Bois-Reymond, que, même chez nous, « l’américanisme » fait des progrès inquiétants. L’Allemagne est devenue une et forte, son vœu de jeunesse est accompli : le nom allemand est respecté sur le continent et l’océan. Mais, si nous revenons en pensée à l’Allemagne d’autrefois, morcelée, impuissante, pauvre, philistine et bourgeoise, ne trouverons-nous pas qu’il manque quelque chose à ce présent si brillant, si prestigieux ? N’aurons-nous pas le soupir du « Lied des hirondelles » : Combien loin ce que j’étais jadis ! Avec ses rêves indéfinis, son effort sans fin, sa défiance d’elle-même, l’Allemagne n’a-t-elle pas perdu aussi son ardeur pour l’idéal, sa passion généreuse pour la vérité, sa vie intérieure si calme et si profonde ? La fleur éphémère de notre littérature a passé comme un rêve. La politique et la science qui, avec leurs dures réalités, ont réduit au silence l’aimable conversation des salons parisiens, ont aussi, chez nous, fait tort aux épigones des héros classiques et romantiques. Goethe lui-même, s’il vivait aujourd’hui, n’écrirait plus Werther, ni Faust. Il mettrait à profit, au Reichstag, ce don de la parole que Gall avait découvert en lui. Malgré tout l’éclat dont brille à présent la science allemande, nous en sommes réduits à souhaiter chez la génération nouvelle un peu de ce noble zèle, qui, seul, promet à l’esprit énergie et succès. » — Du Bois-Reymond termine[4] par ce vœu : il aurait pu ajouter que, si la science continue à être

  1. Du Bois-Reymond pense toutefois que le parlement anglais, au lieu de se mêler de la vivisection, ferait mieux d’aviser aux moyens d’empêcher le gaspillage que les Anglais font du charbon.
  2. E. Renan. Dialogues philosophiques.
  3. Die der heutigen Cultur drohenden Gefahren. (Discours, p. 236-239.)
  4. À vrai dire, il y a encore dans le discours une dernière partie, intitulée : L’organisation prussienne des gymnases, en lutte avec les progrès de l'américa-