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ment des larmes ont pour but de conjurer. Les parties plus profondes des narines sont le siège de sensations destinées à servir d’avertissements les unes à l’estomac, les autres aux poumons. Parmi les premières nous citerons les odeurs répugnantes que dégagent tous les corps en décomposition, et les odeurs excitantes des mets savoureux, « Rien de plus simple, dit l’auteur, que de supposer que la classe agréable de ces odeurs stimule les nerfs normalement, tandis que les autres provoquent une action destructive faible, analogue à celle qu’exercent sur les blessures les germes putrides. Mais c’est là une pure conjecture. » Parmi les secondes, nous citerons l’impression produite sur les narines par les brises fraîches et saines du matin, d’une part, et d’autre part les odeurs suffocantes de certains gaz délétères, véritables poisons de l’appareil respiratoire. S’il y a des gaz mortels qui ne sentent pas mauvais, c’est sans doute qu’ils sont très-rares dans la nature, et que, produits tardifs de la civilisation, ils n’ont pas encore pu être l’objet d’un adaptation spéciale. Mais, dira-t-on, pourquoi les fleurs sont-elles odorantes pour nous, alors qu’elles n’exercent sur notre organisme, aucun effet appréciale, avantageux ou nuisible ? On comprend que ces odeurs s’adressent aux insectes, qui jouent un rôle si important dans le transport de la matière fécondante de l’une à l’autre fleur ; on comprend que les odeurs des fruits s’adressent aux mammifères, qui sont invités ainsi à manger les fruits, et favorisent la dissémination des graines ; ce sont là des marques curieuses d’un consensus spontané entre la faune et la flore de chaque région. On ne comprend pas aussi bien quel intérêt la nature a pu trouver à nous rendre les parfums des fleurs agréables, alors qu’ils ne paraissent pas l’être aux mammifères supérieurs. M. Grant Allen a indiqué ce problème sans le résoudre ; il se contente de constater que les fleurs produisent sans aucun doute une stimulation sur l’organe de l’olfaction et que cette stimulation est agréable quand elle est normale et modérée, désagréable quand elle est excessive, et qu’elle menace la santé comme il arrive lorsque les parfums sont trop capiteux. Cette constatation suffit à sa thèse.

Maintenant quelle est l’importance esthétique de ces deux sens inférieurs ? Les plaisirs et les peines esthétiques que nous leur devons se rattachent à la loi générale des émotions, soit ; mais ces peines et ces plaisirs sont-ils nombreux ? Nous croyons que M. Grant Allen a trop restreint leur importance (p. 76). De ce que les satisfactions du goût sont liées aux fonctions vitales essentielles, il ne s’ensuit pas nécessairement qu’elles ne soient pas esthétiques, car autrement la doctrine tout entière qui repose sur l’utilité, c’est-à-dire sur les rapports des sensations avec les convenances de la vie, devrait être considérée comme fausse. Il est certain que tant que la vie est menacée par le défaut d’aliment, il n’y a aucune place pour les préoccupations esthétiques. Mais il ne nous paraît pas contestable, d’autre part, que les satisfactions normales de ce besoin et de quelques autres puissent être l’occasion de plaisirs et de peines appartenant à la catégorie étudiée