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avec la santé et la fraîcheur de la jeunesse. Qu’on entre dans les magasins d’un parfumeur. Qu’y trouvera-t-on si ce n’est l’arsenal où puise l’élégance la plus raffinée pour faire autour d’elle une atmosphère qui attire et qui subjugue, pour jeter sur la propreté elle-même un reflet de poésie ? Kant l’a bien vu : il ne faut pas séparer les arts de leur usage social : cela est vrai déjà de la cuisine et de la parfumerie ; mais ce que nous nous bornons à soutenir ici, c’est qu’il ne faut pas croire qu’on les élève en les séparant des fonctions vitales auxquelles leur emploi est plus immédiatement attaché.

Ce qui trahit l’incapacité esthétique du premier de ces arts, c’est, nous dit-on, l’impossibilité de faire figurer certaines saveurs dans la littérature ? Les exemples sont mal choisis sans doute, car ces mêmes tartines de beurre qu’on trouve décidément trop vulgaires pour que l’idée en soit supportable, figurent précisément dans une des plus jolies scènes du Werther de Gœthe. Qu’on ne nous objecte pas davantage la saveur de la viande rôtie, nous invoquerions Homère ; le pâté lui-même aurait pour lui trois vers d’Alfred de Musset :

Dans son assiette arrondi mollement
Un pâté chaud, d’un aspect délectable,
D’un peu trop loin m’attirait…

Et au risque de passer pour paradoxal, nous gagerions que Victor Hugo saurait dégager quelque poésie d’une soupe fumante, servie le soir sur une table de ferme aux travailleurs, après une journée de labour. Du reste M. Grant Allen lui-même nous apprend que les sensations olfactives et gustatives ont plus de valeur comme éléments de représentation que comme satisfactions actuelles (p. 59). Elles conviennent donc plus qu’il ne le dit aux descriptions poétiques.

En général, ces sortes de sensations, qui sont simples et qu’on ne peut guère enrichir de sensations harmoniques, assez médiocres en elles-mêmes, prennent une importance tout autre quand elles servent d’accompagnement à des activités esthétiques supérieures. Les sensations du toucher, si soigneusement étudiées par notre auteur, sont dans ce cas. De même que les odeurs accompagnent délicieusement les impressions que nous causent les spectacles de la nature, et que l’odeur de la mer, l’odeur des sapins, l’odeur des foins et des chèvrefeuilles se joignent de la manière la plus heureuse à la vue du passage sur les côtes, dans les gorges des montagnes, dans les plaines coupées de ruisseaux, et sous les taillis ; de même le mou et le dur, l’âpre et le poli, le soyeux et le velouté entrent comme accessoires notables dans une multitude des plaisirs esthétiques les plus élevés que nous procurent l’architecture et l’art de l’ameublement, la peinture, la musique et la poésie elle-même.

Mais passons rapidement sur ce sens, et abordant l’étude des sens supérieurs, voyons comment la loi générale précédemment posée s’y vérifie.

Deux caractères qui leur sont communs les placent bien au-dessus des autres. Premièrement, les nerfs qui aboutissent aux organes de