Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, VI.djvu/153

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
143
ribot. — théories allemandes sur l’espace tactile

même pendant des années ; mais elles finissent par disparaître complètement.

Quelle interprétation peut-on tirer de ces faits pour la question qui nous occupe ? D’abord, l’illusion des amputés, telle qu’elle se produit après l’opération, est au moins aussi facile à expliquer par l’hypothèse empirique que par la doctrine adverse. Elle prouve, en effet, la solidité d’une association acquise. Certains états des nerfs transmis aux centres continuent à éveiller dans ces centres d’anciennes associations à la suite desquelles un sentiment de douleur ou d’activité musculaire est localisé à sa place accoutumée ; c’est-à-dire qu’en vertu d’une habitude, un état de conscience (l’excitation initiale) suscite un groupe d’états consécutifs, invariablement liés au premier. La théorie nativiste consistant à soutenir que « chaque point de notre corps où aboutit une fibre nerveuse est représenté dans le sensorium comme partie intégrante de l’espace », il semble que, d’après elle, les impressions devraient être projetées à la périphérie actuelle, c’est-à-dire au moignon. À la vérité, les nativistes peuvent se prévaloir de ce fait que la sensation ayant lieu réellement dans les centres nerveux où chaque point du corps est représenté, il n’est pas surprenant que la sensation d’un membre absent subsiste toujours, puisque les représentants psychiques de ce membre subsistent toujours.

Mais, en admettant la question sous cette forme, — ce qui est faire la part trop belle aux nativistes, — il faudrait du moins que cette illusion durât toute la vie, qu’aucune nouvelle habitude acquise ne vînt remplacer l’ancien état supposé inné. C’est ce que Müller semble avoir vu, quand il s’efforce d’établir que l’illusion dure toujours. Malheureusement pour lui, même en admettant que la persistance de l’illusion soit le cas le plus fréquent, il y en a d’autres qui contredisent sa thèse ; et comme cette disparition finale de l’illusion chez certains sujets ne peut s’expliquer que parce que les représentations psychiques s’effacent, il est difficile de considérer comme inné ce qui disparaît, simplement parce que les conditions sont changées. Aussi, dans ce fait, M. Vulpian voit « la preuve que les notions de position des divers points de la peau sont des résultats de l’expérience et non des faits d’innervation préétablie. Tant que des impressions venant du moignon peuvent remplacer bien ou mal celles qui existaient auparavant dans la peau des membres enlevés, ces notions persistent plus ou moins nettes. Mais ces extrémités cessant d’envoyer des impressions à la moelle épinière, les notions de position s’effacent peu à peu. »

On peut citer comme un cas analogue ce qui se passe dans les