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joly. — la jeunesse de leibniz

on avait abusé d’Aristote, et il était bien permis de se débarrasser de cette servitude comme de toute autre. Mais Thomasius va plus loin. « Toutes les hérésies, dit-il ailleurs, qui se sont produites sur le péché originel, n’ont pas d’autre origine que les efforts faits par Satan pour jeter dans l’Église les erreurs des païens honorées comme des dogmes sacrés. D’où vient le pélagianisme qui nie tout péché originel, si ce n’est des stoïciens ? D’où l’erreur des scolastiques sous le règne des pontifes, erreur qui consistait à diminuer la portée de ce péché, si ce n’est d’Aristote ? Et les erreurs que certains Pères ont commises sur ce point, d’où viennent-elles, sinon de Platon ? Quant à nous, rendons grâces à Dieu, qui nous a préservés de ces erreurs ![1] »

On voit, pour le dire en passant, que les causes qui ont tant retardé l’essor de la philosophie allemande jusqu’à Leibniz ne sont pas bien difficiles à trouver. Bahle s’épuise à les chercher dans la guerre de Trente ans, dans le peu d’usage de la langue allemande, dans l’influence des Jésuites. Mais cette condamnation de la nature humaine, dont on voit surtout la dégradation, mais ce mépris de l’antiquité comme de toute civilisation et de toute science relevant de la nature ou s’appuyant sur sa force propre, étaient-ce là des dispositions d’esprit bien favorables à la métaphysique, et est-il vraiment besoin de chercher ailleurs[2] ?

Ainsi Thomasius, pour en revenir à lui, rend grâces à Dieu d’être préservé des erreurs de Platon, d’Aristote, des stoïciens, des scolastiques. Mais que veut-il mettre à la place ? Nous l’avons dit : toute doctrine qui s’accordera formellement avec le dogme fondamental du christianisme réformé, le péché originel. Ses idées sur la méthode sont elles-mêmes réglées sur ce critérium. L’homme, dit-il, a une certaine connaissance naturelle et primitive de lui-même qui lui est commune avec les animaux : ce n’est pas celle-là qui peut lui donner la science. Il en a une autre, il est vrai, plus profonde, qu’il doit à la réflexion ; mais celle-ci est trop souvent faussée par les dispositions vicieuses que la faute de nos premiers parents fait se développer en nous dès la naissance. Il faut donc que l’homme se

  1. An etiam gentîlibus notum fuerit peccatum originis, prsemissa disputationi habitæ de societatis civilis statu naturali legali.
  2. On sait ce que Brücker, lui-même protestant zélé, dit de l’esprit de Luther relativement à la philosophie : « Paulo iniquiorem in philosophiam fuisse, quod hanc vires hominis naturales earumque libertatem nimium extiollere crederet. » Parmi les propositions de Luther que l’Université de Paris avait condamnées en 1521 se trouvait la suivante : omnes virtutes morales et scientiæ speculativæ non sunt veræ virtutes et scientiæ sed peccata et errores.