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disciples de Stuart-Mill et d’Auguste Comte n’auraient pas grand’chose à apprendre dans le livre de Dühring. Près de la moitié du Cursus est consacrée à l’exposé des théories socialistes de l’auteur. À la différence de Lange et d’Hartmann, il proscrit impitoyablement les influences mystiques ou poétiques, auxquelles ces derniers accordent une si grande part dans l’œuvre de la régénération morale et politique. L’entendement seul, avec ses calculs et ses expériences, doit opérer la transformation des esprits comme celle des choses. Tout au plus Dühring réserve-t-il une place mal définie au culte en quelque sorte religieux de la vie, à la conscience obscure de la solidarité universelle. Soutenu par ce sentiment et armé de la science, le philosophe de la réalité travaille avec confiance et avec joie au perfectionnement de la nature et de la société. Cette sérénité du théoricien fait chez Dühring un curieux contraste avec les violences du polémiste, tout comme l’optimisme du moraliste et du politique surprend ceux qui connaissent les épreuves et les luttes de l’homme privé et du professeur.


On a pu le voir par notre très-rapide analyse, aucune des doctrines morales que nous avons exposées ne laisse notre pensée entièrement satisfaite, pas plus que ne l’avaient fait les conclusions théoriques des systèmes sur lesquels elles reposent. La vérité ne nous paraît résider exclusivement dans aucune de ces trois philosophies. Peut-être bien que, ici comme ailleurs, elle n’est non plus absolument étrangère à aucune, et qu’elle ressortira plus complète et plus lumineuse de leur rapprochement.

Mais notre tâche était moins de juger le débat que d’appeler l’intérêt et la curiosité sur les trois représentants les plus considérables de l’évolution philosophique en Allemagne dans ces dernières années.

Nous nous sentons assez libres pour rendre hommage à l’effort spéculatif et à la sincérité de chacun de ces penseurs, et en même temps pour marquer les limites de notre adhésion. Si la vigueur critique de Lange et le génie métaphysique de Hartmann nous paraissent également profitables aux intérêts de la recherche et de la vérité philosophique, le scepticisme flottant de l’un et la téléologie aventureuse de l’autre nous inspirent la même répugnance. Le naturalisme inconséquent et superficiel de Dühring blesse notre sens de l’analyse et de la rigueur ; mais il peut être salutaire quelquefois d’être rappelé, même brutalement, au sentiment de la réalité sensible, qui risquerait de se perdre au milieu des subtilités dialectiques de Lange et des hypothèses transcendantes de Hartmann.

D. Nolen.