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par métaphore. Pour que la métaphore soit juste, il faut que les degrés successifs des changements considérés soient séparés par une différence qui, sans être une distance, soit mesurable comme une distance. Il en est ainsi quand il s’agit des variations d’intensité d’une opinion faible qui devient par degrés une énergique conviction ou d’une inclination légère qui se transforme, sans changer de nature, en passion déclarée, ou, par dérivation, d’un même plaisir et d’une même douleur qui augmentent ou diminuent insensiblement. Par exemple, si une minute s’écoule entre le début d’une odontalgie et la crise aiguë, je jugerai ce phénomène deux fois plus rapide que s’il s’était accompli en deux minutes. Mais si une minute s’écoule entre l’apparition d’une idée, suggérée à titre de conjecture douteuse, par une lecture, et la formation d’une foi profonde et inébranlable en la vérité de cette idée, de quel droit dirai-je que cette évolution intellectuelle a été égale, inférieure ou supérieure en rapidité à l’évolution passionnelle qui précède ? La mesure commune fait défaut[1].

Pour éviter une plus longue discussion, j’emploierai l’argument expéditif suivant. Toute réalité quantitative à nous connue est susceptible essentiellement de valeurs positives et négatives, d’oppositions internes. Or la sensation, qui est une réalité, ne présente pas de valeurs négatives. Donc elle n’est point une quantité. Il faut prouver la majeure et la mineure, la majeure d’abord, qui pourra surprendre. Elle s’appuie sur d’assez fortes considérations. D’abord toutes les quantités qui se résolvent en mouvements (lumière, chaleur, etc.) participent à la contrariété des deux directions inverses sur une même ligne droite. En outre, l’attraction, force rayonnante, s’exerce en une infinité de sens opposés, de rayons contraires ; de même, la chaleur et la lumière à partir du foyer lumineux ou calorifique, quoique parfois un écran arrête une partie des rayons. D’autre part, quand une force devient linéaire ou superficielle, par exemple l’électricité, il se trouve qu’elle est polarisée, et c’est aussi le cas de la lumière si elle est réduite à rayonner dans un

  1. Bien entendu, je ne m’arrête pas à certaines qualités personnelles qui doivent à des quantités physiologiques dont elles sont l’expression de paraître à tort des quantités psychologiques : par exemple, la fidélité variable de la mémoire, le plus ou moins d’adresse manuelle, etc. L’exactitude plus ou moins grande du cerveau à remplir son rôle de bibliothécaire du moi, à lui présenter en temps opportun les images de ses sensations passées, s’expliquerait peut-être, si nous connaissions à fond le mécanisme cérébral, par des différences dans la direction et la quantité de mouvements atomiques. Une mémoire est ou moins fidèle par la même raison qu’une montre est plus ou moins exacte.