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Th. ribot. — désordres généraux de la mémoire

2o Bientôt ce fonds ancien sur lequel le malade peut encore vivre s’entame à son tour. Les acquisitions intellectuelles se perdent peu à peu (connaissances scientifiques, artistiques, professionnelles, langues étrangères, etc.). Les souvenirs personnels s’effacent en descendant vers le passé. Ceux de l’enfance disparaissent les derniers. Même à une époque avancée, des aventures, des chants du premier âge reviennent. Souvent, les déments ont oublié une grande partie de leur propre langue. Quelques expressions reviennent par accident ; mais d’ordinaire ils répètent d’une manière automatique les mots qui leur sont restés (Griesinger, Baillarger). Cette dissolution intellectuelle a pour cause anatomique une atrophie qui envahit peu à peu l’écorce du cerveau, puis la substance blanche, produisant une dégénérescence graisseuse des cellules, des tubes et des capillaires de la substance nerveuse.

3o Les meilleurs observateurs ont remarqué « que les facultés affectives s’éteignent bien plus lentement que les facultés intellectuelles ». Il peut sembler surprenant d’abord que des états aussi vagues que les sentiments soient plus stables que les idées et les états intellectuels en général. Mais la réflexion montre que les sentiments sont ce qu’il y a en nous de plus profond, de plus intime, de plus tenace. Tandis que notre intelligence est acquise et comme extérieure à nous, nos sentiments sont innés. Considérés dans leur source, indépendamment des formes raffinées et complexes qu’ils peuvent prendre, ils sont l’expression immédiate et permanente de notre organisation. Nos viscères, nos muscles, nos os, tout, jusqu’aux éléments les plus infimes de notre corps, contribuent pour leur part à les former. Nos sentiments, c’est nous-mêmes ; l’amnésie de nos sentiments, c’est l’oubli de nous-mêmes. Il est donc-logique qu’elle se produise à une époque où la désorganisation est déjà si grande que la personnalité commence à tomber par morceaux.

4o Les acquisitions qui résistent en dernier lieu sont celles qui sont presque entièrement organiques : la routine journalière, les habitudes contractées de longue date. Beaucoup peuvent encore se lever, s’habiller, prendre leur repas régulièrement, se coucher, s’occuper à des travaux manuels, jouer aux cartes et à d’autres jeux quelquefois même avec une aptitude remarquable, alors qu’ils n’ont plus ni jugement, ni volonté, ni affections. Cette activité automatique, qui ne suppose qu’un minimum de mémoire consciente, appartient à cette forme inférieure de la mémoire pour laquelle les ganglions cérébraux, le bulbe et la moelle suffisent.

La destruction progressive de la mémoire suit donc une marche logique, une loi. Elle descend progressivement de l’instable au stable.