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le malade commença à retenir la réponse à lui faite tant de fois : Vous êtes tombé de cheval.

« Huit heures après l’accident, le pouls gagne encore ; le malade se souvient de m’avoir vu une fois.

« Deux heures et demie plus tard, le pouls est normal. Le malade n’oublie plus rien de ce qu’on lui dit. Il se rappelle parfaitement sa blessure au pied. Il commence aussi à se rappeler qu’il a été la veille à Versailles, mais d’une manière si incertaine qu’il avoue que, si on lui affirmait bien positivement le contraire, il serait disposé à le croire. Cependant, le retour de la mémoire s’opérant toujours de plus en plus, il acquiert dans la soirée la conviction intime d’avoir été à Versailles. Mais c’est là que s’arrête pour ce jour le progrès du souvenir. Il se couche sans pouvoir se rappeler ce qu’il a l’ait à Versailles, comment il est revenu à Paris, ni comment il a reçu la lettre de son père.

« Le 2 décembre, après une nuit d’un sommeil tranquille, il se rappelle dès son réveil successivement ce qu’il a fait à Versailles, comment il en est revenu et qu’il a trouvé la lettre de son père sur la cheminée. Mais tout ce qu’il a fait, vu ou entendu le 1er  décembre, avant sa chute, il l’ignore encore aujourd’hui, c’est-à-dire qu’il n’en a pas la connaissance par lui-même, mais seulement par des témoins.

« Cette perte de la mémoire a été, comme disent les mathématiciens, en raison inverse du temps qui s’est écoulé entre les actions et la chute, et le retour de la mémoire a été dans un ordre déterminé du plus loin au plus proche. »

Cette observation, faite sans esprit de système par un homme qui paraît très surpris de ce qu’il constate, n’est-elle pas probante à souhait ? À la vérité, il ne s’agit ici que d’une amnésie temporaire et limitée ; mais on voit que, même dans ces étroites limites, la loi se vérifie. Je regrette, malgré un grand nombre de recherches et d’interrogations, de ne pouvoir mettre plus de faits de ce genre sous les yeux du lecteur. Si l’attention se porte de ce côté, j’espère qu’on en découvrira d’autres.

En définitive, notre loi, tirée des faits, vérifiée par la contre-épreuve, peut être tenue pour vraie jusqu’à preuve du contraire. On peut même la corroborer par d’autres considérations. Cette loi, si générale qu’elle soit par rapport à la mémoire, n’est qu’un cas particulier d’une loi encore plus générale, d’une loi biologique. C’est un fait bien connu dans le domaine de la vie, que les structures formées les dernières sont les premières à dégénérer. C’est, dit un physiologiste, l’analogue de ce qui se passe dans les grandes crises commerciales. Les vieilles maisons résistent à l’orage ; les nouvelles