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vertu de sa propre nature, atteste ainsi la prééminence de la croyance. Nous en avons d’abord la preuve indirecte dans ce fait que le désir maximum positif ou négatif, celui qui s’attache à une impression actuelle, est chose très rare, tandis que notre vie éveillée est continuellement, sans interruption, remplie de certitudes pratiquement infinies, de certitudes tactiles, visuelles, acoustiques, etc., positives, et aussi de ces certitudes négatives qui sont impliquées dans tout acte de discernement. Et je ne parle pas de ces certitudes supérieures, presque aussi vigoureuses, que l’étude des sciences forme et consolide en nous. Si le désir pratiquement infini était aussi continuel, notre existence ne serait qu’une succession de transports ineffables ou d’atroces douleurs. C’est que la foi sert le plus souvent à diriger le désir ; mais elle a aussi d’autres emplois, et elle ne sert presque jamais à l’augmenter, tandis que le désir augmente incessamment la somme de foi. Il faut des passions à l’homme, c’est vrai ; mais à quoi bon cette canicule, sinon à mûrir les fruits de l’esprit, les quelques conclusions finales où se résume et se consomme une longue vie d’agitations ? Il en est de même des peuples.

De siècle en siècle, les informations certaines s’accumulent, s’ajoutent aux données des sens, qui elles-mêmes vont se multipliant par la diversité croissante de la vie. Mais les passions, par bonheur, sont loin de s’accroître parallèlement ; et, si la civilisation multiplie les besoins, elle ne fait que répartir entre eux un courant de désir ou égal ou déclinant. Les travaux gigantesques de constructions ou de voies ferrées accomplis par nos contemporains ne témoignent pas tant d’un débordement d’ambitions ou de cupidités surexcitées momentanément, ou plutôt concentrées et coordonnées sur quelques points du globe, que d’une intensité de foi inouïe, dans l’exactitude des théorèmes abstraits, des lois, des calculs algébriques, dont ils sont l’expression matérielle, et, à un autre point de vue non moins frappant, d’une énergie de confiance extraordinaire de la part des actionnaires qui ont aventuré leurs fonds dans ces entreprises et des voyageurs qui se livrent sans crainte à l’effrayante force aveugle d’un train express. L’extension grandissante du crédit public sous ses mille formes, contrats, lettres de change, billets à ordre, emprunts de l’Etat, des départements, des communes, est le trait caractéristique d’une nation en voie de progrès. Mais ce n’est pas de crédit seulement, c’est d’un credo national incontesté ou de credo individuels respectés que les peuples ont besoin. Un peuple où régneraient la sécurité la plus entière, le crédit le plus illimité, la science la plus répandue et la plus complète, travaillerait encore par nécessité, mais éprouverait peu de passions, peu d’ambitions,