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l’œil ou le téléphone à l’oreille. Le ministre qui rassure complète donc l’œuvre du professeur qui instruit ; et la tâche du premier est assez grande pour qu’il n’empiète pas sur celle du second. C’est sous la forme des droits anciens respectés le plus possible, conformément au conseil de Bentham (Traité de législat., I, p. 201 et s.), et des droits nouveaux lentement créés, et non sous les espèces des connaissances scientifiques, qu’il doit tendre à grossir l’antique legs des certitudes populaires. — Pourquoi les progrès sociaux doivent-ils, autant que possible, être graduels ? Bentham en donne une assez mauvaise raison : c’est que, dit-il, le mal de l’attente trompée est plus vif chez l’homme dépossédé d’un droit acquis que le plaisir de la surprise chez l’usurpateur heureux du bien d’autrui ; en permettant cela, le législateur se trouverait avoir produit, toute addition algébrique faite des plaisirs et des peines, un reliquat de peines. Est-ce bien sûr ? Le motif allégué par les évolutionnistes n’est guère meilleur. Ils n’aiment pas les révolutions, parce que leur formule de l’évolution ne les admet pas et que l’assimilation des sociétés aux organismes en souffrirait. Ils empruntent à Joseph de Maistre la brillante erreur de penser qu’une institution est nécessairement une œuvre anonyme et que l’accomplissement, même lent et graduel, d’un plan systématique de reconstruction sociale, sorti ex abrupto d’un cerveau individuel, est un rêve chimérique. Il est pourtant assez clair que toutes les modifications sociales, petites ou grandes, émanent en définitive d’initiatives individuelles, de fragments de plans personnels plus ou moins déchirés. À notre avis, la vraie raison de respecter les attentes, de ménager les droits acquis, même en poursuivant l’exécution d’un programme individuel très vaste et très précis, c’est que, par une trop grande brusquerie de procédés, on irait contre le but même des novateurs. Tout désir d’innovation a pour objet un état social, une stabilité d’un genre inconnu, un corpus juris inédit. Il est plus facile cependant de détruire la confiance, sans laquelle il n’y a point de droit possible, que de la rétablir, de même qu’il est plus aisé d’exciter les appétits que de les museler. Exécuter donc, du soir au lendemain, un programme radical, si beau, si séduisant qu’il soit, c’est tarir la source qu’on veut dévier, le courant de foi et de crédit dont on a besoin pour l’établissement de l’état rêvé ; c’est briser son verre avant d’y boire.

Je ne puis entrer dans le détail des conséquences sociales que comporterait la double thèse développée dans cette étude, à savoir la mesurabilité en droit, et peut-être en fait, de la croyance et du désir, et la subordination du désir à la foi. Une seule suffira. Si, à l’opposé de ma seconde proposition, on ne voit dans la foi qu’un