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krantz. — le pessimisme de leopardi.

penseur tenait tant, le voilà revendiqué et fixé dans ces pages de prose qui sont le contenu philosophique, mis à part, et comme le sommaire, mis en relief, de toute l’œuvre poétique.

À quelque point de vue qu’on étudie Leopardi, il faut commencer par accorder une attention particulière et une importance extrême à ce subjectivisme maladif, à cette hypertrophie de la conscience qui a été le tourment continu de sa sensibilité, qui a rétréci sa pensée dans l’égoïsme intellectuel, et condamné son activité à s’épuiser dans la stérilité de la plainte et le vide du désespoir. C’est là le trait saillant de son talent comme de son caractère, et qui lui crée une originalité parmi les poètes. Les poètes, il est vrai, les lyriques surtout, ne se désintéressent guère d’eux-mêmes, mais du moins attirés en quelque sorte en dehors d’eux par la réalité objective des choses ; ce moi qu’ils aiment à chanter n’est pas un moi vide et désolé, en prenant le mot dans son sens propre. C’est au contraire un moi rempli de perceptions, de passions, de souvenirs, d’espérances, de rêves, animé enfin par les mille reflets changeants du monde extérieur ; leurs chants les plus beaux ne sont que le retentissement intime des voix infiniment complexes de toute la nature et de toute l’humanité ; leur sensibilité est si compréhensive que leur personnalité en devient pour ainsi dire impersonnelle et leur conscience inconsciente : ils ne veulent, ils ne croient chanter que pour eux seuls ; mais la variété de leurs émotions est telle qu’ils chantent nécessairement pour tous les hommes. Cette variété qui fait qu’il y a toujours entre le poète et nous au moins une émotion commune par où il nous prend, n’existe pas chez Leopardi. Bien au contraire : il est le poète de l’identité morne qui se manifeste par la fixité d’une seule idée, la persistance d’un même sentiment, et la monotonie du rythme et de l’expression. Ce n’est pas ici le lieu d’insister sur la valeur poétique de Leopardi, et nous nous garderions bien de la déprécier : mais il faut reconnaître qu’un tempérament comme le sien et les conditions de sa vie morale sont peu favorables à la grande et vraie poésie ; aussi n’est-il guère un vrai et grand poète que dans les deux ou trois morceaux où il chante son désespoir dans toute sa naïveté et toute sa nudité. Mais quand, avec sa sagacité de critique érudit, il sent bien la pauvreté esthétique de son thème vite épuisé, et qu’il veut le renouveler et l’élargir en y introduisant quelques sentiments vraiment humains, moins familiers et peut-être même tout à fait étrangers à son âme, l’amour, le patriotisme, la foi religieuse, il tombe alors dans la rhétorique, l’obscurité, l’imitation et la banalité.

Ce subjectivisme qui a fait l’originalité, mais l’originalité restreinte