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krantz. — le pessimisme de leopardi.

séduit notre esprit par la nouveauté ingénieuse et hardie des arguments.

Pour juger Leopardi comme philosophe, puisqu’il veut l’être, voyons si sa métaphysique est à la hauteur de sa psychologie. À lire la traduction de M. Dapples, il faut avouer qu’on ne trouve chez Leopardi ni la force ni la nouveauté. Le vieux Lucrèce a déjà formulé avec une vigueur incomparable les accusations que Leopardi reprend contre la nature deux mille ans après lui ; et Schopenhauer, son contemporain, donne au pessimisme une forme philosophique bien autrement originale, spirituelle et consistante que la théorie de l’Infelicità. Entre Lucrèce et Leopardi, en mettant à part la précision du système, il y a du moins encore le lien de la poésie et d’autres ressemblances curieuses qui viennent du tempérament poétique. Mais quelle différence profonde entre le poète italien et le métaphysicien allemand ! Elle fait honneur, si l’on veut, à la sincérité de Leopardi ; mais comme elle atteste la supériorité philosophique de Schopenhauer ! Schopenhauer est pessimiste par volonté et non par condition. Sa vie, en somme assez heureuse, lui laisse toute la sérénité qu’il faut pour construire une théorie du mal, en lui épargnant la cruelle épreuve de la pratique ; sa conception de la douleur universelle n’est pas troublée par les accès de la douleur personnelle Leopardi, au contraire, est trop réellement malheureux pour sentir le besoin de prouver son malheur et pour avoir la patience de l’expliquer : il le traite à son insu, comme une chose évidente, qu’on ne démontre pas ; s’il le prouve, c’est en souffrant et en pleurant, comme l’adversaire de Zenon prouvait le mouvement en marchant. L’évidence de la douleur, c’est l’axiome qui domine sa pauvre vie ; comment l’Infelicità ne serait-elle pas a priori pour lui, qu’elle a saisi au berceau et qu’elle ne lâchera qu’à la tombe ? Chez Schopenhauer, le pessimisme vient de la tête : de là sa rigueur, mais aussi sa froideur ; chez Leopardi, il vient de la poitrine : de là son accent si pathétique, mais aussi ses incohérences et ses obscurités.

On a tort d’appeler l’Infelicità une théorie. Elle n’est théorie que d’intention. La véritable philosophie explique ou plutôt tente d’expliquer. Leopardi ne fait guère qu’affirmer avec une sombre insistance, qui produit de beaux effets littéraires, mais qui ne peut pas tenir lieu d’arguments. Il ne prend point garde aux difficultés, aux lacunes, aux contradictions. Le mal existe parce qu’il existe ; il n’en donne point d’autre raison et professe qu’il faut croire qu’il n’y en a point d’autre. Voici à grands traits sa déduction, ou plutôt la série de ses affirmations. — Nous voulons être heureux : il est impossible que nous le soyons ; donc il faut renoncer à l’être jamais. La