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science consiste à connaître cette impossibilité du bonheur, et la morale à s’y résigner. Il faut nous persuader que la seule amélioration possible à notre sort est négative : c’est l’anéantissement, qui nous ôtera la souffrance avec la vie. — Mais cette croyance n’est ni naturelle ni populaire ; il n’est pas commun de croire au malheur continu, à la douleur incurable, à la moralité du désespoir, au néant. La majorité des hommes croient le contraire ; et, même sans spéculer sur la finalité de la vie humaine et sur ce qui suivra la mort, nous croyons tous à des moments de bonheur. Léo pardi répond que voilà justement le préjugé à déraciner de l’âme humaine. Même quand nous croyons être heureux, nous ne le sommes pas. Cette illusion du bonheur est subjective ; c’est comme une forme de la sensibilité, qui ne répond point à la réalité. Pour que le bonheur lût vrai, il faudrait qu’il fût objectif, c’est-à-dire qu’il nous fût donné par les choses elles-mêmes, et non par la façon dont nous voyons les choses. Or ce bonheur objectif n’existe pas ; nous sommes les victimes et les dupes de la nature. Nous ne pouvons pas cesser d’en être les victimes ; la mort seule nous délivrera. Mais nous pouvons cesser d’en être les dupes : la volonté et l’intelligence y suffisent. Savoir qu’on est dupe, c’est cesser de l’être. C’est là seulement qu’il faut mettre notre dignité et nos efforts. Si donc l’on se demande ce que va devenir l’emploi de cette vie humaine, terminée par le néant et entretenue par le désespoir, le voilà : prendre conscience de sa misère et se bien persuader qu’on ne peut ni la comprendre ni l’empêcher. Donc, la supporter n’est pas un devoir ; c’est une nécessité. Nous sommes tous égaux devant la nécessité d’être malheureux : nous ne sommes différents que par notre attitude en face du malheur. Leopardi va droit aux conclusions de Spinoza ; on sait qu’elles sont presque absolument stoïciennes et que les stoïciens sont optimistes. Il est étrange de voir ainsi l’optimisme et le pessimisme aboutir à la même morale. Mais on se l’explique quand on remarque que ce qui les identifie c’est la négation de la liberté, ou de l’efficacité de la liberté, ce qui revient au même. Si tout est bien, je n’ai pas besoin d’être libre, parce que, quand même je le serais, je ne voudrais rien changer aux choses, puisqu’elles sont comme je voudrais qu’elles fussent. Donc ma vertu sera toute d’acquiescement. Si tout est mal, et si ce mal est fatal, ma liberté n’a plus ou de raison d’être ou de raison d’agir ; et ma vertu est encore toute d’acquiescement. L’acquiescement à la douleur s’appelle la résignation.

Telle est l’Infelicità. Nous y voyons bien une opinion sur l’existence et un régime de vie, c’est-à-dire une morale pratique logiquement déduite de cette opinion. Mais cette morale n’est pas nouvelle ;