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dans son antiquité même[1]. Ce qu’il y a d’impersonnel et de vraiment général, c’est-à-dire de philosophique dans Leopardi ne lui appartient pas, et ce qu’il y a de personnel n’est guère philosophique. Au lieu de considérer, avec lui, son œuvre comme un système, il vaut mieux pour sa gloire et pour la vérité la prendre pour ce qu’elle me semble être bien plutôt, une autobiographie sincère et émouvante, des mémoires pathétiques et inspirés qui nous racontent la vie tout individuelle d’une âme atteinte d’un « mal bien connu des hommes », mais qui devient original en devenant excessif, et vouée par son essence intime à ce désespoir sans cause objective qu’on appelle l’ennui. M. Aulard a trouvé des arguments ingénieux pour soutenir Leopardi contre les influences du milieu, et il a montré qu’en somme le poète n’ayant pas eu trop à se plaindre ni de la nature, ni des hommes, ni de la fortune, a bien conçu son système, comme il le prétend, dans une absolue liberté.

Mais justement cette liberté que le milieu pouvait lui laisser jusqu’à un certain point, la constitution même de son âme ne la lui laissait pas. Il nous l’a dit lui-même, ce qui le faisait souffrir ce n’étaient point les causes extérieures, l’infirmité, la jalousie ou la pauvreté, c’était une cause intime, inséparable de lui-même et agissant toujours avec d’autant plus d’énergie qu’elle se connaissait davantage : la conscience. Donc, plus on montrera que l’Infelicità est toute subjective, plus on la dépouillera de son caractère philosophique pour la réduire à n’être qu’une affection personnelle, exerçant sur l’intelligence bien plus d’empire que les circonstances extérieures parce que celles-ci peuvent encore n’être qu’intermittentes, tandis que l’ennui purement subjectif est inexorablement continu.

La critique est peut-être trop portée de nos jours à mettre une philosophie où il n’y a qu’un tempérament. Il suffit qu’un littérateur soit mélancolique pour qu’il soit déclaré philosophe. Le romantisme nous a tournés à l’estime de la tristesse dans l’âme de l’homme comme à la prédilection pour le clair de lune dans la nature[2]. Cette sorte de distinction qui s’attache aux larmes, à la pâleur, à la phtisie finit trop par nous faire croire que tous les pleureurs, tous les mécontents et tous les malades sont des métaphysiciens. Nous nous laissons prendre au spleen des Anglais et au paupérisme intellectuel des Allemands, et nous oublions que la gaieté, vertu gauloise de l’esprit français, a bien aussi sa valeur philosophique. Rabelais et

  1. Dialogue de Tristan et d’un ami, p. 116.
  2. Leopardi invoque une douzaine de fois au moins la lune dans ses vers, jamais le soleil.