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comme bons dans un cas et mauvais dans un autre, nous pouvons en faire l’objet soit de notre admiration, soit de notre indignation pour satisfaire notre conscience. Il doit évidemment exister une grande différence dans nos conclusions, selon que, dans le premier cas, nous considérons les actions des hommes comme celles d’êtres sans rapport avec nous, qui ne nous touchent que parce que nous avons à les comprendre, ou que, dans le second cas, nous les regardons comme des actes d’êtres semblables à nous, dont la vie et la nôtre se trouvent liées, et dont la conduite éveille en nous, par effet direct ou par sympathie, des sentiments d’amour ou de haine.

Dans l’Introduction à la sociologie, j’ai décrit en détail les divers genres de perversion que nos émotions produisent dans nos jugements. J’ai fourni des exemples montrant comment la crainte et l’espérance nous exposent à de fausses appréciations, comment l’impatience nous porte à prononcer des condamnations injustes, comment l’antipathie et la sympathie peuvent déformer nos croyances. Les faits nombreux rapportés dans cet ouvrage démontrent que le pli de l’éducation et celui du patriotisme déjettent l’un et l’autre les convictions des hommes. Enfin j’ai montré que les formes les plus particulières des préjugés moraux, le préjugé de classe, le préjugé politique et le préjugé théologique, produisent chacun, une forte prédisposition à telle ou telle manière de considérer les affaires publiques.

On me permettra d’insister sur la nécessité qui s’impose à nous dans nos études sociologiques, et surtout dans celle que nous allons aborder, d’écarter autant que possible toutes les émotions que les faits sont de nature à exciter en nous, et de ne nous préoccuper que de l’interprétation des faits. Nous rencontrerons divers groupes de phénomènes dont l’examen est de nature à soulever en nous le mépris, le dégoût ou l’indignation ; nous ne devons pas nous laisser dominer par ces sentiments.

Au lieu de négliger les superstitions de l’homme primitif, comme n’étant d’aucune valeur ou comme purement dangereuses, nous devons examiner le rôle qu’elles ont joué dans l’évolution sociale et nous tenir prêts, au besoin, à reconnaître leur utilité. Nous avons déjà vu que la croyance qui porte le sauvage à enterrer des objets précieux à côté des cadavres et à porter des aliments sur les tombeaux a une origine naturelle ; que la propitiation des plantes et des animaux et le « culte du bois et de la pierre » ne sont pas des pratiques gratuitement absurdes ; enfin que, si l’on sacrifiait des esclaves aux funérailles de leurs maîtres, c’était en vertu d’une idée qui paraît rationnelle à l’intelligence rudimentaire. Maintenant nous