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de souvenir ou à la somme de ces faits, plusieurs auteurs lui supposent une existence indépendante[1]. »

Tandis que l’expérience vulgaire a noté depuis longtemps l’inégalité naturelle des diverses formes de la mémoire chez le même homme, les psychologues ne s’en sont pas préoccupés ou l’ont niée de parti pris. Dugald Stewart affirme sérieusement « que ces différences qui nous frappent doivent être imputées en grande partie à des différences d’habitude dans l’emploi de l’attention ou au choix que fait l’esprit entre les événements ou les objets offerts à la curiosité[2] ». Gall le premier, réagissant contre cette tendance, assigna à chaque faculté sa mémoire propre et nia l’existence de la mémoire comme faculté indépendante[3]. La psychologie contemporaine, plus soucieuse que l’ancienne de ne rien omettre, plus préoccupée des exceptions qui instruisent, a relevé un nombre considérable de faits qui ne laissent aucun doute sur l’inégalité naturelle des mémoires chez le même individu. Taine en a donné de nombreux et excellents exemples. Rappelons les peintres comme Horace Vernet et Gustave Doré, qui peuvent faire un portrait de mémoire ; les joueurs d’échecs qui jouent mentalement une ou plusieurs parties ; les petits calculateurs prodiges comme Zerah Collburn, qui « voient leurs calculs devant leurs yeux[4] » ; l’homme cité par Lewes qui, « après avoir parcouru une rue longue d’un demi-mille, pouvait énumérer toutes les boutiques dans leur position relative ; » Mozart notant le Miserere de la chapelle Sixtine, après l’avoir entendu deux fois. Je renvoie pour plus de détails aux traités spéciaux[5], n’ayant pas à traiter ici cette question. Il me suffit que le lecteur tienne ces inégalités de la mémoire pour bien établies. Voyons comment elles s’expliquent ; nous verrons ensuite ce qu’elles expliquent. Que supposent ces mémoires partielles ? Le développement particulier d’un certain sens avec les structures anatomiques qui en dépendent.

Pour être plus clair, prenons un cas particulier : une bonne mémoire visuelle. Elle a pour condition une bonne structure de l’œil, du nerf optique et des parties de l’encéphale qui concourent à l’acte de la vision, c’est-à-dire (d’après les notions anatomiques généra-

  1. Lewes, Problems of Life and Mind, 5e volume, p. 119.
  2. Philosophie de l’esprit humain, t. I, p. 310.
  3. Gall, Fonctions da cerveau, t. I.
  4. J’ai eu occasion de noter que plusieurs calculateurs ne voient pas leurs chiffres ni leurs calculs, mais qu’ils les « entendent ». Il importe peu pour notre thèse que les images soient visuelles ou auditives.
  5. Taine, De l’intelligence, t. I, Ire partie, liv. II, ch. i, p. 1. — Luys. Le cerveau et ses fonctions, p. 120. — Lewes, loc. cit.