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th. ribot. — les désordres partiels de la mémoire.

Même en faisant la part de l’exagération, ces faits nous révèlent une suractivité de la mémoire dont nous ne pouvons nous faire aucune idée à l’état normal. Je citerai un dernier exemple dû à l’intoxication par l’opium, et je prierai le lecteur de remarquer combien il confirme l’explication qui a été donnée précédemment du mécanisme de la « reconnaissance ». « Il me semble, dit Th. de Quincey dans ses Confessions d’un mangeur d’opium, avoir vécu soixante-dix ans ou un siècle en une nuit… Les plus petits événements de ma jeunesse, des scènes oubliées de mes premières années étaient souvent ravivées. On ne peut dire que je me les rappelais, car, si on me les avait racontées à l’état de veille, je n’aurais pas été capable de les reconnaître comme faisant partie de mon expérience passée. Mais placées devant moi comme elles l’étaient en rêve, comme des intuitions, revêtues de leurs circonstances les plus vagues et des sentiments qui les accompagnaient, je les reconnaissais instantanément. » (P. 142.)

Toutes ces excitations générales de la mémoire sont transitoires : elles ne survivent pas aux causes qui les produisent. Y a-t-il des hypermnésies permanentes ? Si le mot peut être pris dans un sens un peu forcé, il faut l’appliquer à ces développements singuliers de la mémoire qui sont consécutifs à quelque accident. On trouve sur ce point, dans les anciens auteurs, des histoires fort rebattues (Clément VI, Mabillon, etc.). Il n’y a pas de raison de le mettre en doute ; car des observateurs modernes, Romberg entre autres, ont noté un développement remarquable et permanent de la mémoire à la suite de commotions, de la variole, etc. Le mécanisme de cette métamorphose étant impénétrable, il n’y a pas lieu d’y insister.

II. Les excitations partielles sont par leur nature même nettement délimitées. Le ton ordinaire de la mémoire étant maintenu dans sa généralité, tout ce qui le dépasse fait saillie et se constate aisément. Ces hypermnésies sont le corrélatif nécessaire des amnésies partielles ; elles prouvent une fois de plus et sous une autre forme que la mémoire consiste en des mémoires.

Dans la production des hypermnésies partielles, on ne découvre rien qui ressemble à une loi. Elles se présentent à l’état de faits isolés, c’est-à-dire comme résultant d’un concours de conditions qui nous échappent. Pourquoi tel groupe de cellules formant telle association dynamique est-il mis en branle plutôt que tel autre ? On n’en peut donner aucune raison ni physiologique ni psychologique. Les seuls cas où l’on pourrait signaler une apparence de loi sont ceux, dont nous parlerons plus bas, où plusieurs langues reviennent successivement en mémoire.