Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, IV.djvu/157

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
147
boutroux. — zeller et l’histoire de la philosophie

origine, non-seulement dans les idées du temps, mais encore dans quelqu’une des tendances constitutives et permanentes de l’esprit humain lui-même. Aussi arrive-t-il d’ordinaire que nous nous sentons attirés vers tel philosophe plutôt que vers tel autre ; et il est visible que M. Zeller lui-même, malgré l’effort qu’il fait pour nous montrer qu’en somme Platon et Aristote sont placés sur le même terrain tout antique et que la différence qui les sépare est petite[1], penche plutôt du côté d’Aristote que du côté de Platon. Un humoriste profond[2] a été jusqu’à dire que Platon et Aristote ne représentent pas seulement les deux systèmes, mais encore les deux types humains qui, de temps immémorial, sous tous les costumes, se sont combattus l’un l’autre.

Or, la lecture de l’œuvre de Zeller nous laisse absolument impassibles. Nous nous sentons étrangers à ces faits qui se déroulent devant nous. Ce n’est point notre propre histoire, c’est l’histoire d’un monde entièrement disparu. Les différences qui séparent le passé du présent ont été mises en relief au point de dissimuler les ressemblances. Nul, ayant étudié dans Zeller les systèmes d’Héraclite, de Démocrite, de Platon, d’Aristote, des Stoïciens, n’aura l’idée de se faire leur disciple. Il y a plus : l’exposition de ces grands systèmes, dans l’œuvre de Zeller, n’inspire guère plus d’admiration que celle des systèmes secondaires. Ils sont plus étendus, offrent matière à un plus grand nombre de discussions, mais se réduisent, comme les autres, à une collection de formules abstraites. Il y a donc une disproportion entre les œuvres mêmes des philosophes et le tableau qui nous en est présenté, entre l’original et le portrait. L’auteur s’est interdit de ressusciter son modèle par l’art, en même temps qu’il l’analysait par la science. Il estime qu’essayer de reproduire cet élément mystérieux qu’on nomme la vie, ce serait précisément sacrifier la réalité objective, la précision et la clarté que l’historien a mission de poursuivre. Les érudits de profession, et en particulier les érudits allemands, voient dans la rigueur même de cette méthode le mérite singulier de M. Zeller. Le littérateur français, sans trop réussir à justifier son sentiment, persiste à trouver étrange que l’exposition des grands systèmes de métaphysique et de morale le laisse aussi froid qu’un traité d’histoire naturelle.

Mais, dira-t-on, n’est-ce pas la tâche même de la science d’isoler le fond objectif des choses, de la surface par laquelle elles sont en rapport avec nous et affectent notre sensibilité ? Les sciences physi-

  1. t. I, 139.
  2. H. Heine, De l’Allemagne, 1, 70.