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boutroux. — zeller et l’histoire de la philosophie

opinions philosophiques d’un homme d’après ses connaissances scientifiques ? Inexplicable si la philosophie était proprement une science, ce caractère n’a rien d’étonnant si la philosophie participe de l’art et de la religion, lesquels ne disposent, eux aussi, que d’un petit nombre de formes essentielles, applicables d’ailleurs aux matières les plus différentes.

On comprend par là l’intérêt que présentent, aujourd’hui encore, les plus antiques solutions métaphysiques, considérées en elles-mêmes. Elles répondent à des aspirations qui, appartenant à la volonté libre, sont supérieures au temps et à l’espace. Tandis que l’entendement moderne, synthèse dynamique des efforts accumulés de nos devanciers, ne peut penser comme l’entendement primitif, la volonté libre peut embrasser les mêmes objets qui ont séduit les premiers hommes, s’attacher au même idéal. À cet égard, c’est le génie de l’auteur bien plus que le contenu de sa doctrine qui exerce sur nous une attraction. Aussi préférons-nous invinciblement les maîtres aux disciples, la source vive à la rivière canalisée. Peu nous importe que la monadologie soit plus méthodiquement et plus clairement exposée chez Wolff que chez Leibniz ? C’est chez Leibniz que nous l’étudierons. Si érudits que soient les commentateurs et les disciples de Platon et d’Aristote, nous voulons bien qu’ils nous éclairent, nous leur refusons le droit de s’interposer entre les maîtres et nous. Dans la philosophie, comme dans la religion et l’art, c’est en restaurant le passé qu’on réforme le présent ; et les révolutions les plus fécondes sont celles qui ressuscitent les œuvres les plus antiques. Ne voyons-nous pas en ce moment la philosophie critique revenir à Kant, et telle autre école de philosophie rétrograder au-delà des Kant, des Descartes, des Aristote et des Platon, pour remonter jusqu’à Héraclite. « Philosophia duce regredimur,  » telle est la devise profonde que l’on lit sur une médaille frappée en l’honneur d’un philosophe de l’école de Padoue[1].

Enfin, c’est cette double source de la philosophie qui explique la subsistance invincible de la philosophie, malgré ses échecs sans nombre et le peu d’évidence de ses progrès. Déjà Cicéron a dit (de Finibus, I, i) qu’une fois admise, elle ne peut être contenue et arrêtée dans sa marche. Elle recommence éternellement son œuvre, comme l’artiste, qui ne se propose pas de compléter, par un détail nouveau, la part de beauté qu’ont pu réaliser ses prédécesseurs, mais qui prétend exprimer, pour son propre compte, et d’un seul coup, le

  1. Victor Egger : Sur une médaille frappée en l’honneur d’un philosophe de l’École de Padoue (Mémoires de la société académique de Maine-et-Loire,tome xxxiii)