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delbœuf. — formation de l’espace visuel

fleurs diverses qui me réjouissent par leurs couleurs et leurs contrastes. Et, si j’étais aveugle, mais doué d’un appareil odorant comme celui qui vient d’être décrit, je verrais ces mêmes fleurs en leur lieu, avec leur forme, avec leurs oppositions d’odeurs ; je pourrais les cueillir, en faire un bouquet, et les disposer de la manière la plus avantageuse pour l’effet général. Le nez jouerait le même rôle que l’œil et serait à mettre tout à fait sur le même niveau.

Est-ce là d’ailleurs une pure conception de l’esprit, et l’expérience n’en fait-elle pas, jusqu’à un certain point, une proposition incontestable ? Considérons un instant le sens de l’ouïe. Celui-ci semble tenir le milieu entre l’odorat et la vue. Les perceptions de l’oreille, si elles ne semblent pas s’étaler en surface, impliquent cependant toujours un jugement sur la distance et la direction de la source sonore. Sans doute, à cet égard, elle est sujette à commettre de graves erreurs, par exemple, à croire éloignée la cause d’un bruit faible très-rapproché. Parfois certains genres de bruits, par exemple, le cri des grillons, des sauterelles, sont tellement stridents qu’on les entend de partout et que l’on découvre avec peine le lieu précis où se cache l’insecte, mais ces défaillances de l’organe ne compromettent nullement la thèse générale. De là il résulte, comme je l’ai dit plus haut, que le silence sert comme de fond à la sonorité. Sans doute, les sons ne semblent pas se juxtaposer et, quand nous assistons à un concert, les éclats des cuivres se mêlent aux vibrations moelleuses des instruments à cordes pour former un tout complexe. Et cependant je me demande si le directeur d’un corps de musique ne voit pas par l’oreille tous les exécutants à peu près comme nous les voyons par les yeux. Assistez un jour à une répétition d’une ouverture d’opéra ; et vous entendrez le chef d’orchestre, sans quitter des yeux la partition, crier : Premier violon, la dièse ! deuxième cor, si bémol ! On me dira que les divers instruments occupent une position convenue. Mais il ne me semble pas douteux, qu’avec un peu d’exercice, fussent-ils placés au hasard, ils seraient sous l’oreille du musicien comme les élèves d’une classe sont toujours sous l’œil d’un bon maître.

J’ai connu à l’hospice des aliénés à Gand un jeune microcéphale complètement aveugle ; il n’avait pas même d’yeux ; le front était complètement déprimé, et le cerveau, réduit à la grosseur d’une orange, était rejeté en arrière. Aux deux côtés de cette tête presque bestiale s’étalaient deux vastes oreilles ; et c’est dans ces deux appendices, chez nous si insignifiants, que s’était réfugiée la mobilité propre à la physionomie humaine. Il jouait de tous les instruments à vent, et il suffisait de lui faire entendre une ou deux fois sa partie