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dans un morceau de fanfare pour qu’il ne manquât aucune entrée ; il reconnaissait tous ses compagnons au son de leur voix ; on pouvait dire sans figure qu’il était tout oreilles. La première fois que je visitai cet établissement, je lui avais donné des bonbons ; quand je le revis, six mois plus tard peut-être, il me reconnut. Il n’était pas tout à fait imbécile ; il savait parler et connaissait même le flamand et le français, langues qu’il prononçait avec une certaine pureté d’accent. Il distinguait le son des cloches de toutes les paroisses environnantes et les désignait avec la plus grande sûreté. Le bruit le guidait avec une précision comparable à celui de la vue. Je me demande si, pour lui, les sensations de l’ouïe n’impliquaient pas la notion de l’étendue suivant les trois dimensions, et je ne sais pas sur quoi l’on se fonderait pour se refuser à l’admettre. J’ai vu des aveugles jouer aux barres, courir l’un après l’autre dans un jardin, éviter de fouler les plates-bandes et saisir la barre au moment d’être atteints. Cela ne suffit-il pas pour effacer la ligne de démarcation qu’on se plaît à tracer entre l’ouïe et la vue ?

VI

On concédera peut-être tous ces points, en soutenant que c’est le toucher qui fait l’éducation des autres sens, de la vue, dé l’ouïe, de l’odorat ; que c’est lui qui les contrôle, les corrige et leur donne les aptitudes dont plus tard ils feront preuve. Cette opinion est fondée sur une confusion que j’ai cherché déjà ailleurs à dissiper[1]. Le toucher, c’est, à proprement parler, le sens de la pression ou de la résistance. C’est lui qui nous avertit qu’un obstacle se dresse devant nous ; à son tour, le sentiment de l’effort nous apprend quel est le degré de résistance de cet obstacle ; et c’est par le sentiment de la motilité que nous en apprécions la situation ; mais, sans le toucher, l’effort et la motilité ne nous seraient d’aucune aide. Le toucher est donc le sens fondamental par excellence ; nous ne pouvons imaginer un être sensible dénué de ce sens ; il faudrait pour cela qu’il pût pénétrer partout sans éprouver jamais d’arrêt et qu’on pût l’écraser sans qu’il le sente. À l’origine des êtres vivants, ce sens a été exercé à nous faire connaître les figures de l’étendue ; et, si dans la suite des temps les animaux ont acquis des yeux, des narines, des oreilles, on conçoit que ces organes aient été initiés à leurs fonctions tutélaires par un vétéran qui comptait de longues années de service et

  1. Voir Théorie de la sensibilité : le sens du toucher.