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de M. Dohrn à Naples[1]. Il avait mis récemment sur le porteobjet du microscope une petite hydre marine. Cette hydre tenait dans un de ses bras un cyclope microscopique. Celui-ci se débattait vivement, et il parvint à se débarrasser du lien qui l’enlaçait, mais il fut ressaisi avec adresse par le bras voisin. Voilà donc le polype, aveugle, qui joue pour ainsi dire à la balle, avec une balle vivante. Le cyclope, cette fois, ne peut échapper aux étreintes de son ennemi et finit par être mis à mort. Au moment où le polype le rapprochait de sa bouche, il le laissa malheureusement tomber. Ce fut un spectacle curieux de voir les manœuvres du vainqueur pour retrouver son butin. D’abord il se raccourcit le plus possible au point de ressembler à une boule, et il étendit chacun de ses bras tour à tour dans toutes les directions ; vains efforts ! car le cyclope était étendu tout contre son pied et paraissait devoir échapper à ses recherches. Alors le polype eut recours à un autre procédé ; il s’allongea le plus possible, se courba en demi-cercle vers la droite de manière à pouvoir balayer le terrain avec ses huit bras. Ne trouvant rien, il répéta le même mouvement vers la gauche, puis en avant ; et c’est ici qu’il saisit sa proie. Qui oserait soutenir que ce polype n’a pas pensé et agi comme un homme l’eût fait en pareille occurrence ? Puis-je ajouter — quoique je sorte par là de mon sujet — que ce polype savait que rien ne retourne à rien, puisqu’il prétendait recouvrer un objet qu’il destinait à sa nourriture et qu’il avait laissé maladroitement tomber ? Dirai-je qu’il avait la notion de la pesanteur aussi bien qu’Aristote, puisqu’il cherchait cet objet à ses pieds et non pas en l’air ? Affirmerai-je enfin qu’il avait une idée nette et précise de la vie et de la mort, idée manifestée par son obstination à rechercher le cyclope qui ne pouvait être, il le savait bien, que près de lui ? Ce sont là, me semble-t-il, toutes conclusions inévitables ; mais je n’ai voulu les tirer que pour faire accepter plus aisément celles qui ont rapport à la notion d’espace, et qui seront, je l’espère, sinon adoptées sans protestation, du moins jugées dignes d’un examen attentif.

J. Delbœuf.
  1. Vierteljahrsschrift fur Wissenchaftliche Philosophie. I, 1er  cahier.