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Ch. bénard. — l’esthétique du laid

saint Augustin est reproduite et appliquée, la question du laid n’y est pas même soulevée. On n’en trouverait pas un seul mot chez le Père André. Quelquefois le laid se présente comme objection ou difficulté à résoudre, et elle est tranchée en quelques mots[1]. Ailleurs, comme chez E. Burke[2], un court chapitre lui est accordé ; mais c’est afin de dire qu’on n’en parlera pas, parce qu’il est inutile d’en parler.

En Allemagne, Baumgarten s’avise de concevoir l’étude du beau comme devant constituer une doctrine à part dans le cercle des sciences philosophiques. On pouvait croire qu’en plaçant, comme il fait, cette science à côté de la logique, il jugerait à propos de considérer le laid et ses formes comme on fait des erreurs et de leurs diverses espèces. Il n’en est rien. Ses successeurs font à peu près de même, ou ils en parlent sans soupçonner qu’il y ait là de vrais problèmes. Winckelmann, le révélateur de la beauté antique, ne songe guère à la laideur que pour dire qu’il n’y a pas pour elle de mesure fixe et que (ce qui est relativement vrai) l’art antique l’embellit[3]. Lessing, dans le Laocoon[4], s’aperçoit, néanmoins, qu’il y a là pour l’art un objet important à considérer et une difficulté grave à résoudre. Il comprend que c’est une question délicate que cette présence du laid dans l’art et sa nécessité ; que de plus, il y a une manière de le représenter dans ses œuvres. Le chapitre qu’il consacre à cette question est déjà fort remarquable. On peut pressentir que bientôt le sujet sera repris et devra fixer l’attention des théoriciens.

Le moment toutefois se fait encore longtemps attendre. Ainsi, Kant, qui constitue enfin la science du beau sur une base scientifique, n’y fait pas même allusion. On chercherait vainement dans la Critique du jugement un seul mot relatif au laid. Le ridicule et le comique seulement occupent une place dans sa théorie, si imparfaite, de l’art. Schiller, son disciple, qui l’imite mais le dépasse, et à qui la science esthétique est si redevable, traite, il est vrai, du Commun et du Bas dans les œuvres de l’art ; mais c’est un article isolé, sans portée ni solution originale et précise.

Il était réservé à l’école romantique de soulever en réalité le problème, d’en comprendre toute la portée et d’essayer, elle aussi, de le résoudre. Elle qui accorde au laid une si grande place dans les représentations de l’art, qui va jusqu’à l’égaler au beau, elle qui

  1. V. Crousaz, Traité du Beau, ch. V.
  2. Du beau et du sublime, section XXI.
  3. Winckelmann, Hist. de l’art, liv. IV, ch. 2.
  4. Ch. XXIII. XXI.