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ribot.m. taine et sa psychologie

celle des noms, qui a la propriété capitale d’être un substitut. D’abord, en ce qui concerne le nom propre (César, Palmerston), nulle difficulté : il est évident que le nom tient lieu ici d’une image qui se résoudra elle-même plus tard en groupe de sensations. Les noms communs, c’est-à-dire génériques (arbre, homme), se réduisent pour M. Taine à une tendance. Enfin, une troisième catégorie, celle des mots abstraits (les chiffres, les termes de la géométrie ou de la métaphysique), loin d’exprimer des entités mystérieuses, ne sont en réalité que des mots. « Par-delà nos mots généraux, nous n’avons pas d’idées générales ; » de sorte que l’idée se réduit à n’être qu’un mot, qui n’est lui-même que le substitut d’une image. Toute la différence consiste en ce que, dans le cas du nom propre, le mot est un substitut total ; dans les deux autres cas, le mot est un substitut partiel, c’est-à-dire qu’il ne représente que certains caractères choisis dans le groupe total.

À notre avis, l’exposition de M. Taine eût gagné en clarté si, à l’exemple de quelques-uns de ses devanciers, il avait appelé générales les idées qui se ramènent à des tendances, abstraites celles qui se réduisent à des mots. En fait, cette distinction existe nettement chez lui ; mais l’emploi de deux termes distincts pour deux catégories distinctes de notions — les unes formées par la comparaison d’objets semblables ; les autres par l’isolement d’une propriété, prise dans un groupe — n’était-il pas préférable ? Dans cette théorie des signes, ce qui appartient en propre à l’auteur, ce n’est ni la distinction entre les termes généraux et les termes abstraits, ni même la réduction des idées abstraites à des mots qui, si choquante qu’elle paraisse aux adversaires de l’empirisme, se trouve même chez Berkeley[1]. Ce qui lui est propre, c’est la réduction, de l’idée générale à une tendance, et surtout sa théorie de la substitution à plusieurs degrés.

Qu’y a-t-il dans mon esprit, quand je prononce un nom commun, tel que homme ou pommier ? Une masse vague d’idées à peine ébauchées dont je ne saisis que les caractères communs. Voilà ce que tout le monde admet. M. Taine ajoute que, lorsque de plusieurs perceptions nous dégageons une idée générale, l’opération mentale est

  1. Si d’autres ont cette faculté merveilleuse d’abstraire leurs idées, ils peuvent le dire mieux que moi. Pour ma part, je trouve bien en moi une faculté de m’imaginer ou de me représenter les idées des choses particulières que j’ai perçues, de les combiner ou de les séparer… Mais je ne puis, par aucun effort de pensée, concevoir l’idée abstraite dont il a été question ci-dessus. Il m’est impossible de me former, indépendamment de tout corps qui se meut, l’idée abstraite de mouvement — d’un mouvement qui ne serait ni lent, ni rapide, ni en ligne droite, ni en ligne courbe : et l’on peut dire la même chose de toutes les autres idées générales quelles qu’elles soient. » Berkeley, Principles of human Knowledge, Introd., sect. 10.