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ANALYSES. — bouillier.Du plaisir et de la douleur.

vité qu’elle nous fait déployer est troublée, irrégulière et courte, infailliblement suivie de prostration. M. Bouillier voit là, non sans raison, une confirmation de son principe.

Il en trouve une autre preuve encore dans l’analyse de ces états de l’âme, où le plaisir se mêle à la douleur. S’il y a des « tristesses attirantes, » s’il y a quelque douceur à verser des larmes sur nos propres infortunes, à s’apitoyer sur les maux de ceux qu’on aime, c’est que dans tous ces cas, l’activité intellectuelle et morale est surexcitée : cela est surtout visible dans la sympathie. Ainsi se résout fort simplement, cette apparente « antinomie de la sensibilité ».

Telle est l’étroite parenté du plaisir et de la douleur, qu’ils peuvent se transformer l’un en l’autre : c’est ce qui arrive quand nous avons plaisir à nous rappeler un événement douloureux, ou réciproquement. Mais on méconnaît la nature de ces transformations quand on semble croire, comme H. Spencer[1], que les phénomènes affectifs peuvent se changer en faits intellectuels. — Au fond, nous ne croyons pas que H. Spencer ait sérieusement cru à la transformation des émotions en idées par le souvenir ; mais il a tout au moins prêté au reproche dans le chapitre assez confus où, traitant des émotions renouvelées par la mémoire, il les appelle représentatives (représentative feelings). M. Bouillier montre fort bien qu’une émotion ne peut nous être rendue qu’à l’état d’émotion, que ce qu’on se représente, ce n’est jamais le plaisir ou la peine, mais les événements ou les objets auxquels ils ont été associés.

La prévision de l’avenir ne nous émeut pas moins que le souvenir du passé, et nous émeut d’une façon analogue : l’imagination, comme la mémoire, n’évoque le plaisir ou la peine que par l’intermédiaire des idées, c L’action réciproque du cœur sur l’imagination et de l’imagination sur le cœur, » est ici l’objet d’une délicate analyse, qui manquait dans l’édition précédente, et dont la conclusion est ce mot si vrai de Dugald Stewart : « Tel qui passe pour dur et insensible, pêche plutôt faute d’imagination que par défaut de cœur. » M. Bouillier a été bien inspiré d’enrichir son livre de cette fine et intéressante étude sur les rapports de la sensibilité avec l’imagination et la mémoire.

Rien de bien nouveau à relever dans les pages où l’auteur établit que la sensibilité est sans intermittences comme l’activité même, et que l’indifférence ou anesthésie absolue serait la mort. Il ne fait là que développer une conséquence évidente de son principe. On ne peut que souscrire à ce qui est dit de c ces infiniment petits du plaisir et de la douleur > notés par Leibnitz au même titre que les infiniment petits de la pensée ou perceptions insensibles, et méconnus, chose singulière, confondus avec le néant d’émotion (Nullpunkt''), précisément par les partisans de l’inconscient, Hartmann et Léon Dumont. — Il y aurait plus à discuter dans les chapitres sur les rapports du plaisir et de la peine

  1. Voir Principes de Psychologie, trad. franc. Tome II, § 480.