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ANALYSES. — espinas.Des sociétés animales.

qui ait réussi à le faire. Les pages (172-180) qu’il consacre à ce point nous paraissent au nombre des meilleures du livre. Elles révèlent surtout une bonne méthode, un esprit scientifique, c’est-à-dire qui sait au besoin ne pas conclure. Tandis que le métaphysicien explique tout, a des solutions prêtes pour toutes les difficultés et croirait son œuvre compromise si elle offrait la moindre lacune, celui qui s’est formé à une meilleure discipline se résigne à laisser dans son livre bien des pages blanches. — S’il ne s’agissait que des vivipares, dit M. Espinas, on pourrait admettre que la femelle voyant les êtres chétifs qu’elle vient de mettre au jour, a éprouvé pour eux, de génération en génération, de la sympathie et de la pitié, et que ces sentiments ont lutté victorieusement contre la faim qui la sollicitait à les dévorer. D’ailleurs il n’est pas impossible que la femelle devenue mère, reconnaisse confusément une sorte de continuation d’elle-même dans ce petit être qu’elle a senti s’agiter en elle, l’instant d’avant sa naissance. Mais comment admettre cette explication chez l’oiseau qui pond pour la première fois ? sait-il que l’avenir de sa race est dans cet œuf ? et l’insecte, qui mourra avant l’éclosion de ses œufs et qui se donne tant de peine pour qu’ils puissent éclore, comment peut-il prévoir les besoins de ses larves futures ? La solution darwinienne qui consisterait à supposer qu’une fois par hasard un animal d’ordre inférieur (puisque par hypothèse les animaux supérieurs sont sortis des formes inférieures par une évolution lente) ayant donné des soins à ses jeunes, cet acte a été profitable et a ainsi augmenté les chances de la race dans la concurrence vitale, puis que cet acte unique s’est transformé en une habitude héréditaire, est si douteuse et soulève dans le détail tant de difficultés, qu’on ne peut la considérer comme ayant un degré de probabilité suffisant pour une explication scientifique.

Dans la revue qu’il a faite des sociétés maternelles, M. Espinas s’est étendu longuement sur les abeilles et les fourmis. Pour lui, les fourmilières et les ruches sont le type des sociétés maternelles. « Ce sont des sociétés dont l’élevage est la raison d’être. La famille y atteint une de ses phases essentielles, sans cependant s’y élever (il s’en faut de beaucoup) à son plus haut point de perfectionnement, qui suppose l’accession active des mâles. Or, ici les mâles sont réduits à une fonction physiologique… À plus forte raison ne méritent-elles pas les noms de monarchies et de républiques qu’on leur a donnés ; encore une fois, ce ne sont pas même des familles complètes, comment pourraient-elles passer scientifiquement pour des cités ou des états ? » La prétendue reine est en réalité une mère, et les ouvrières ne sont pas des sujets, mais des mères auxiliaires ou des éleveuses. La mère est l’unité vivante de la ruche ; si on la ravit, une heure n’est pas écoulée que tout est en ébullition. « La raison de ce trouble est que d’ordinaire la mère est en communication constante par ses antennes avec un grand nombre d’ouvrières et que celles-ci à leur tour tranquillisent par leur attouchement leurs compagnes plus éloignées. La société se sent donc pour