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analyses.liebmann. Zur Analysis der Wirklichkeit.

de la connaissance. Sa tâche est donc de mettre en question toutes les vérités, d’en rechercher les raisons, et les raisons de ces raisons. Dans une telle poursuite, toute halte peut n’être que provisoire : l’avenir en décidera seul. De plus, en cette œuvre, la philosophie ne fait que précéder la science, destructrice des préjugés : la science seule justifiera les anticipations des philosophes. Ainsi la science, dans son progrès interminable, poussera toujours devant elle cette avant-garde, la philosophie. Cette dernière n’est donc pas l’œuvre d’un homme, mais des siècles. Et c’est ce que doit nous faire pressentir déjà toute définition de la philosophie : car, pour être vraie, elle doit comprendre les travaux de toutes les écoles, des sceptiques même (comme fait la précédente), et montrer l’association secrète qui est entre les philosophes. Le vrai philosophe ne se croira donc jamais arrivé à la fin de la tâche : il aura foi dans l’immortalité de sa science, et toute réponse prétendue définitive aura à ses yeux l’aspect d’une question nouvelle : « L’étonnement, dit Platon, est la passion propre de l’âme philosophique. »

Ces mots sont la condamnation de l’esprit de système : le faiseur de système détruit l’étonnement ; il n’est qu’un faux prophète. Son unique mérite est de rappeler aux hommes cette vérité, la première de toutes, que la vérité est une. Il laisse, il est vrai, des vérités partielles après lui : tout système est une mine à exploiter. Mais les esprits libres, les auteurs d’essais, font mieux : comme Leibniz, ils n’ont garde d’enfouir les fragments précieux qu’ils ont découverts, et les offrent simplement à leurs successeurs.

M. Liebmann, ici, fait Leibniz plus ennemi des systèmes qu’il ne faudrait. Leibniz n’estimait pas seulement les débris des systèmes, mais aussi le plan. Pour les mettre à profit, il ne les détruisait pas, il s’en inspirait. L’esprit même de tout vrai système lui semblait immortel ; il aimait à y découvrir quelque grand principe, d’une sorte universelle, et dont le seul défaut était d’éclairer seulement une face de chaque chose, faisant oublier le reste par la beauté même de ce spectacle. Il n’était pas éloigné de dire que comprendre un système, c’est s’y être abandonné, c’est en avoir goûté l’ivresse. — Au fond, d’ailleurs, M. Liebmann n’est pas aussi étranger aux systèmes qu’il le semble : il ne possède pas encore le sien, voilà tout. Et on doit l’en louer, car s’il faut que tout philosophe finisse par un système, et y meure, au moins qu’il passe sa vie à le former. M. Liebmann commence à se faire le sien, et déjà les traits principaux en sont visibles.

Il est disciple de Kant, mais non pas disciple très-fidèle. Les points capitaux du Kantisme sont, on peut l’admettre ici : la distinction de la Raison théorique d’avec la Pratique, de la Science d’avec la Morale ; — dans la première sphère, la théorie de la subjectivité de toute connaissance, d’où sort la ruine de l’empirisme et celle de la métaphysique rationnelle ; — dans la seconde, l’affirmation de la liberté et de l’ordre moral. Sur tous ces points, notre auteur paraît bien d’accord avec son