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duite à leur égard contribue ainsi dans une large mesure à le rendre heureux ou malheureux, et cette conduite, c’est à l’arétique à en déterminer la direction ; science du bonheur, science de la vertu, voilà donc selon M. Grote, les deux parties essentielles de la morale. Solidaires l’une de l’autre, elles se complètent et s’achèvent réciproquement. Par là se trouve terminé le conflit qui à travers toute l’histoire de la philosophie a mis aux prises les utilitaires et les intuitionistes. Les uns et les autres n’ont aperçu qu’un côté du vrai : ici c’est la science de la vertu que l’on prétend identifier avec la science du bonheur : là c’est l’eudémonique dont on nie les titres et l’existence devant la science de la vertu : systèmes incomplets et exclusifs qui mutilent également la morale par amour de l’unité.

La raison dernière de ce dualisme établi par l’auteur réside, selon lui » dans la nature même de l’homme. Cette nature est double ; elle est active et sensitive. Activité, sensibilité, tels sont les deux traits, distincts, irréductibles, de notre être moral. L’un et l’autre sont également primitives, également importantes ; la différence qui les sépare s’exprime physiologiquement par la division des nerfs en sensitifs et moteurs. L’homme en tant qu’il est sensible fuit nécessairement la peine : à ce côté de sa nature répond l’eudémonique. L’homme, être actif, déploie spontanément son activité, et c’est l’arétique qui en règle le développement. Un rapport étroit unit ces deux caractères essentiels de l’homme moral. Le sentiment de la douleur éveille en lui la conscience de quelque chose qui lui manque, du besoin (want). Non senti, le besoin est au fond de notre être et nous pousse sourdement à l’action ; senti, il donne à l’activité à la fois une impulsion plus énergique et une direction déterminée. Le besoin est donc, au moins dans l’homme, la racine commune de la sensibilité et de l’activité. Sentir, c’est, primitivement, prendre conscience du besoin par la douleur ; et l’action n’est autre chose que le besoin en quête de l’objet qui fera cesser la souffrance. Nous ne sommes donc pas seulement des êtres actifs et sensibles ; nous sommes encore des êtres actifs et ayant besoin (wanting). Cette distinction dépasse les limites de la nature humaine ; elle est universelle. Il y a puissance et activité dans l’univers ; il y a aussi besoin, bien que la sensation ne l’accompagne pas toujours, et ce besoin est le principe métaphysique du développement dans le monde. Dieu même, en un sens, a besoin, car autrement ses attributs moraux deviennent pour nous inintelligibles. Qu’est-ce que l’amour, sinon le besoin d’un objet à aimer ? Et pourquoi Dieu a-t-il créé les êtres, sinon parce qu’il fallait que sa toute-puissante activité satisfît aux besoins de sa bonté et de sa justice ?

En tant qu’être sensible, l’homme est conduit à concevoir un idéal de bonheur ; en tant qu’être actif, il se forme un idéal de devoir ; enfin le besoin lui suggère un troisième idéal, le plus élevé de tous, celui du bien.

Que sont ces idéaux ? Comment prennent-ils naissance ? Quels rapports ont-ils entre eux ?