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Quoique très-rapproché des psychologues anglais, M. Taine a cependant par rapport à eux son indépendance. Stuart Mill l’a reconnu : « M. Taine, dit-il, a largement profité des spéculations des penseurs anglais avec lesquels il est le plus souvent d’accord et il reconnaît pleinement sa dette ; mais la conception de son sujet a été enrichie, non suggérée par eux. Ce qu’ils lui ont appris semble avoir simplement pris place dans un système de pensées qu’il ne devait qu’à lui-même. Le secours que lui et eux se prêtent réciproquement, c’est l’accord de penseurs indépendants. » En effet, comparé à Mill, M. Taine est plus psychologue et moins logicien ; comparé à Bain, moins descriptif et plus systématique ; comparé à Spencer, moins systématique et moins biologiste. Nous regrettons que M. Taine emploie si rarement dans sa psychologie générale, cette méthode d’explication généalogique qui est d’un usage courant chez Herbert Spencer. Il paraît avoir une tendance trop marquée à considérer les divers mécanismes de l’esprit comme des produits tout formés, dont il est superflu de rechercher la genèse. Cet oubli est d’autant plus regrettable que, dans ses essais de psychologie spéciale, il étudie avec le plus grand soin l’évolution des diverses formes mentales et que le seul cas qu’il ait étudié dans le Traité de l’Intelligence (l’acquisition du langage chez les enfants) offre un grand intérêt[1]. Notons aussi que sa psychologie est tout humaine ; il n’emprunte rien aux animaux, peu aux races inférieures. Il n’a pas fait, à notre avis, un emploi assez large de la méthode comparative.

On ne trouve dans la psychologie de M. Taine aucune influence de l’Allemagne contemporaine qui est d’ailleurs à peine connue chez nous. Cependant les travaux de Fechner, Wundt, Lotze, etc., quoique limités en général à la psychophysique et à l’étude des sensations, ne doivent pas être négligés. Nous espérons bien que M. Taine en usera pour l’édition qu’il prépare, ainsi que des découvertes ou inductions accumulées depuis huit ans. Sa psychologie ne ressemble pas à celle de notre école spiritualiste pour qui modifier ses théories, recueillir de nouveaux faits, s’enquérir des observations nouvelles, bref et se tenir au courant » sont des inquiétudes ignorées, où la psychologie s’enseigne d’après quelque livre classique du XVIIe siècle pris comme type du vrai, où elle est considérée non pas comme une science à faire, mais comme une science achevée, fixée dans un chef-d’œuvre littéraire une fois pour toutes.

Th. Ribot.
  1. Voir aussi son article dans la Revue philosophique du 1er janvier 1876, p. 3 et suivantes.