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mari magno… Bien que légitime et naturel ce plaisir est toujours égoïste. La preuve c’est que plus un homme est moral, cultivé, délicat, plus la souffrance pour lui dépasse le plaisir dans la pitié. La pitié comme plaisir n’est donc pas une fin esthétique, puisque cette jouissance égoïste et immorale est indigne de l’art ; elle ne peut l’être davantage comme douleur, puisqu’il est contradictoire qu’un être recherche volontairement la douleur.

Lessing prétend que la terreur tragique naît de la réflexion, par laquelle le spectateur se met à la place du héros et éprouve pour lui-même la sympathie douloureuse qu’il éprouvait pour autrui. La terreur n’est ainsi qu’une transformation de la pitié. Lessing a tort : un égoïste endurci pourrait avoir peur, sans avoir aucune pitié : les deux sentiments sont donc indépendants. Lessing a tort encore quand il fait de cette terreur la fin de l’art dramatique. D’abord toute crainte est désagréable, ensuite l’art doit nous affranchir pour un instant de l’égoïsme et non nous y emprisonner davantage. — Il faut donc rejeter l’opinion de Lessing et maintenir des distinctions nécessaires. La pitié consiste à se voir en autrui, à se mettre à la place de tel ou tel individu qui souffre et auquel on s’intéresse, elle « s’applique au particulier, » la terreur « s’applique au général, » elle fait oublier et l’individu qui souffre et le moi lui-même ; elle tressaille en nous à l’idée qu’une telle souffrance peut exister, qu’elle trouve place sur la terre ; elle naît de la pensée qu’un tel malheur est possible, puisqu’il est réel, puisque nous le voyons devant nos yeux, puisqu’il nous apparaît comme l’effet inévitable de causes nécessaires.

Ainsi tout ce qui est plaisir dans la terreur et la pitié se ramène à un égoïsme immoral, indigne de l’art ; d’autre part la jouissance, que donne la tragédie, ne peut reposer sur l’union de deux émotions désagréables, élevées à leur plus haut degré d’intensité ; il faut donc ou rejeter la tragédie ou admettre que ces émotions désagréables sont de simples moyens, dont il s’agit de déterminer la fin.

La tragédie n’est ni une leçon de morale ni une démonstration de la Providence et de la justice divine : l’examen des chefs-d’œuvre suffit à le démontrer. Les notions morales n’y sont regardées que comme des motifs déterminants, des sentiments et des passions, des forces naturelles en lutte avec d’autres forces naturelles. Supposez que le spectateur s’attache à la valeur morale ; il n’a plus ce désintéressement absolu qui, comme Kant l’a montré, est la condition nécessaire de la jouissance esthétique, il a pour ainsi dire un rôle dans la pièce et il n’est plus capable de cette terreur et de cette pitié tragiques, qui sont comme les échos répondant en nous aux passions