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séailles.l'esthétique de hartmann

et aux actions des personnages. Un exemple rendra cette vérité plus claire. Un paysan, qui aurait peur pour lui-même du spectre du père dans Hamlet, ne prendrait plus part à la terreur du fils et ne comprendrait pas la permanence de l’impression produite sur le héros. L’action poétique est aussi bien détruite si le spectateur ne considère pas les motifs comme des forces physiques agissant selon les lois naturelles sur l’âme du personnage, et s’il prend une part personnelle à l’action, en laissant agir sur lui la valeur morale de ces motifs. Nous en concluons contre la tragédie morale ou providentielle que les peines et les récompenses doivent apparaître au spectateur comme des faits déterminés par la succession naturelle et l’enchaînement nécessaire des effets et des causes.

La poésie est l’éternelle histoire du cœur ; ce n’est pas l’événement extérieur mais bien l’événement intérieur qui fait la poésie. L’action n’est donc que le moyen de représenter le développement des sentiments, qui seul nous intéresse. Il n’y a pas de poésie sans mouvement, le point de départ de ce mouvement c’est le désir. Apaisez le désir, plus d’action. Si la satisfaction du désir est arrêtée par les circonstances, l’intérêt réside dans la lutte d’un esprit adroit contre des difficultés venues du dehors (romans, comédies d’intrigue) ; c’est l’histoire du cerveau plutôt que l’histoire du cœur ; c’est intéressant, ce n’est pas émouvant. Pour que l’émotion naisse il faut que l’obstacle comme le principe du mouvement soit dans l’âme, il faut que la lutte se livre entre les idées, les sentiments, les désirs et les passions. Plus la tempête est violente sur la mer soulevée des passions, plus le spectacle est grand.

Le conflit est le fondement de l’œuvre dramatique, son couronnement est la conciliation. Une tragédie, qui n’arriverait pas à une conciliation, serait « comme un morceau musical composé tout entier de dissonnances, ou comme un prélude de harpes finissant par la rupture de toutes les cordes. » Dans la comédie, le conflit n’est pas sérieux ; dans la tragi-comédie (Schauspiel)[1], le conflit est sérieux et semble conduire à une issue tragique ; l’art du poète consiste à présenter la catastrophe comme inévitable et à amener une solution heureuse et paisible. Ce qui caractérise ce genre de pièces c’est que si le héros, au moment où il engage le conflit, prévoyait les suites de son acte, il s’en abstiendrait. Dans Cymbeline par exemple Posthumus abandonnerait son pari d’étourdi. Tout au contraire dans la tragédie le conflit doit être tel qu’il mène néces-

  1. Nous ne trouvons pas d’autre mot français pour traduire le terme allemand. D’après la définition de M. de Hartmann, Corneille aurait eu raison de désigner la pièce du Cid comme une tragi-comédie.