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« à l’autre, » elle ne se laisse même pas le temps d’être attaquée, au mépris de tous les usages c’est elle qui attaque : « beau Roméo, si tu m’aimes, dis-le avec sincérité… » Il est vrai que Juliette est une enfant ignorante et mal élevée ; il est vrai que la jeune fille, quand elle dépasse certaines limites, a des audaces et des impudeurs que ne connaît plus la jeune femme ; mais ceci n’excuse pas Shakespeare d’avoir choisi une telle héroïne, et ce n’est pas une raison pour que nous voyions l’incarnation de notre idéal de l’amour dans cette passion, qui chez nous relèverait du code pénal. Au nom du bon sens et de la vraisemblance, M. de Hartmann ajoute bien d’autres critiques à cet acte d’accusation contre les deux pauvres enfants, que Shakespeare nous a donné l’habitude d’aimer. Pourquoi Juliette ne se sauve-t-elle pas avec Roméo, au lieu de feindre une mort subite ? à quoi bon le mariage ? le mariage devant un prêtre n’est pour nous qu’un jeu que jouent les amants pour se duper eux-mêmes. Comment expliquer chez les héros du drame cet oubli facile des haines héréditaires ? ce mépris de la famille ? cette indifférence à l’égard de leurs amis, de leurs parents ? Il ne reste plus qu’à prononcer l’arrêt, le réquisitoire semble convaincant. Roméo et Juliette n’est pas le drame de l’amour allemand. Tout au plus répond-il à l’idéal de l’amour chez les peuples latins qui, effrayés du sérieux comme d’une pédanterie, au lieu d’un homme véritable veulent un cavalier « plein de noblesse et de générosité[1] ; » qui ne voyant dans la pudeur qu’une ennuyeuse pruderie, demandent à la femme une imagination enflammée, un élan entraînant, quelque chose de ravissant et de voluptueux.

M. de Hartmann refait au Germain Shakespeare, le procès que l’Académie Française faisait jadis au Latin Corneille. Juliette est une impudique comme Chimène, que Scudéry traitait de prostituée. Cette jeune fille n’est pas plus la vraie jeune fille que Tartufe n’est le véritable hypocrite : avec non moins de finesse que Labruyère, avec autant de succès que lui, M. de Hartmann scène par scène nous construit l’Onuphre de Juliette. La vierge allemande n’embrasserait pas ici, elle se tairait à cet endroit, elle parlerait à cet autre, elle s’enfuirait avec son amant plutôt que de feindre la mort : nous affirmons qu’elle n’en ferait rien : pour parler et pour fuir, il faut vivre, les abstractions ne vivent pas. Voici, j’imagine, ce que répondrait Shakespeare : « Vous êtes très-ingénieux et très-subtil, heureusement que je n’avais pas assez de bon sens pour prévoir toutes vos objections, j’aurais passé ma vie à critiquer Beaumont, Flechter et Marlowe. De mon temps, nous n’avions pas encore inventé la distinction entre les

  1. En français dans le texte.