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où la fatalité, si elle existe toujours, devient inhérente à la nature même des êtres et semble prendre un caractère plus spontané, sinon plus véritablement libre.

Toutefois cette seconde explication du mouvement paraît encore insuffisante à Épicure, précisément parce qu’elle présuppose encore une idée de loi nécessaire. La pesanteur, en effet, a une direction déterminée suivant une loi invariable ; la ligne qu’elle suit est soumise aux théorèmes des mathématiques. S’ils n’étaient animés que par cette seule force, les atomes, emportés parallèlement avec la même vitesse pendant l’éternité, « tomberaient comme des gouttes de pluie dans la profondeur du vide : Imbris uti guttce caderent per inane profundum[1]. » Au point de vue purement mécanique où s’arrête cette hypothèse, la nécessité peut se représenter par la ligne droite : les principes des choses, entraînés par la pesanteur, persévéreront éternellement dans le mouvement commencé, tant qu’une autre force ne viendra pas brusquement courber la ligne rigide qu’ils tracent à travers l’espace. Mais où trouver cette force ? — Ici Épicure fait appel à l’expérience intérieure : il cherche en nous le principe de mouvement qui, transporté au fond de toutes choses, donnera enfin l’explication cherchée.

L’observation d’où part Épicure, c’est que nous distinguons en nous-mêmes deux sortes de mouvements impossibles à confondre, le mouvement contraint et le mouvement spontané. Être mû n’est pas tout ; nous savons aussi par expérience ce que c’est que se mouvoir. Nous sommes avertis de l’un par un sentiment tout différent de celui qui nous révèle l’autre. « C’est de la volonté de l’esprit que le mouvement procède d’abord : de là il est distribué par tout le corps et les membres. Et ce n’est plus la même chose que quand nous marchons sous le coup d’une impulsion, cédant aux forces supérieures d’un autre et à une contrainte violente. Car en ce cas il est évident que toute la matière de notre corps— marche et est entraînée malgré nous, jusqu’à ce qu’elle ait été refrénée à travers les membres par la volonté. Ne voyez-vous pas alors, quoique souvent une violence extérieure nous pousse, nous force à marcher malgré nous et nous entraîne en nous précipitant, ne voyez-vous pas que cependant il y a dans notre cœur quelque chose qui peut lutter contre elle et se dresser en obstacle ? À son arbitre, la masse de la matière est aussi forcée parfois de se fléchir à tra-

  1. Lucr., II, 219. — Épicure et ses disciples ont admis et exprimé clairement la loi d’après laquelle tous les corps, quel que soit leur volume, tombent avec une même vitesse dans le vide. Voir Diog. Laërt., X, 61. Lucr., II, 230.