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f. paulhan.le sens commun

Nous remarquerons que l’originalité qui vient d’un plus grand perfectionnement de l’organisme peut toutefois avoir des inconvénients soit pour l’individu qui la possède, soit même pour l’humanité. Il est bon de devancer son siècle, mais il ne faut pas le devancer de beaucoup ; le sort des hommes de génie a été en général assez malheureux, quand les autres hommes n’étaient pas encore arrivés à un développement suffisant pour les comprendre : le mieux qui a pu leur arriver a été de passer pour fous, et d’exciter la risée de leurs contemporains.

L’émission prématurée de certaines idées peut du reste être funeste à la société, même quand l’idée est bonne ; une idée ne peut triompher que quand elle est adoptée par un nombre suffisant d’individus ; et cela exige un certain développement de l’intelligence moyenne de la société et en outre certaines circonstances favorables. Si l’idée se produit avant que le développement suffisant ait été atteint et dans des circonstances peu favorables, elle occasionnera des luttes, des conflits, et finira par être rejetée en provoquant une réaction en sens inverse, quitte à reparaître plus tard avec plus de force, et à triompher alors, si les circonstances ont changé. Pour ne citer qu’un exemple à l’appui de ce que nous disons quelques-unes des idées que la Révolution française a fait triompher en 1789 sont les mêmes que celles qui ont occasionné la Jacquerie en 1357. Pourquoi n’ont-elles pas triomphé alors ? Parce que la plupart des esprits n’étaient pas préparés aies recevoir ; parce que la féodalité était encore trop forte.

La seconde espèce d’originalité, quand elle ne se joint pas à la première, fait des hommes nuisibles ou insupportables ; nuisibles quand la bizarrerie de leur conformation développe chez eux les mauvais instincts, surtout quand ces hommes occupent un rang élevé dans la société (par exemple certains empereurs romains), insupportables ou tout au moins désagréables quand leur originalité ne porte que sur des côtés peu importants du caractère.

Nous ne dirons ici que quelques mots sur la folie et la démence ; les aliénés s’écartent de plus en plus du sens commun, chez eux non-seulement les sentiments et les idées, mais même les sensations diffèrent de celles de la plupart des hommes. Le sens commun peut être ainsi presque complètement anéanti ; cette différence entre les phénomènes mentaux des aliénés et ceux des autres hommes vient toujours d’une différence dans leurs organes, que cette différence soit produite par l’hérédité et l’adaptation, ou par une lésion accidentelle.

Frédéric Paulhan.