Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 81.djvu/338

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pense que ces rétrospections sont révélatrices de notre émotivité profonde. Je le crois volontiers, et dans cet amour des forêts et dans l’horreur des mornes récréations du jeudi je retrouve un indice de ma sauvagerie innée et de mon éloignement pour les plaisirs en commun. Ces rétrospections oniriques, si on en prolongeait les perspectives sur tout le cours du passé seraient plus instructives encore. Elles nous renseigneraient sur cette mélancolique loi de décadence qui amène l’avilissement de nos songes et l’engourdissement progressif de nos forces d’illusion :

« Pour humilier les hommes, il suffirait de les distraire du jour et de traîner vers leur mémoire le cortège nocturne de leurs rêves. Plus tragiquement, en effet, que les rides dont le visage se creuse, ces rêves dénoncent combien nous fûmes ravagés. L’enfant, dans ses songes, voyait s’entr’ouvrir des palais et luire des armures ; il entendait le feuillage des forêts magiques trembler de chants mystérieux ; et il savait qu’au détour de la route il serait le héros de prodigieux exploits. Mieux que ses jeux et mieux que les paroles qu’il prononçait durant la veille, les aventures que son sommeil traversait attestaient la multiplicité de ses puissances et la richesse de son désir. Pareillement, ce furent les fantômes de ses nuits crispées qui avertirent l’adolescent de sa langueur et de sa fièvre. Des ombres, lentes ou brusques, passaient, à l’horizon plus trouble, parmi les fleurs des eaux et l’incertaine rumeur des saules. Depuis lors, en la plupart d’entre nous, les ronces ont clos les sentiers d’où, sitôt que nous dormions, les formes inattendues surgissaient. Les rêves se sont peu à peu dénués de fantaisie, ont amorti leur éclat, éteint leurs couleurs, alourdi leurs gestes. Les événements qui continuent de s’y étendre ne témoignent plus de nulle inquiétude créatrice, ni ne se dressent plus vers la surprise de joies ou de tortures inconnues. Ils ne sont désormais que la revanche des convoitises entravées et la grimace des souvenirs. Chacun d’eux porte le stigmate du métier ou du vice auxquels s’est asservie la native rébellion d’un être. Selon des rythmes invariables l’habitude et l’ennui y ressassent leur démence, à travers des ténèbres où ne court plus nul orage et où pendent les lambeaux d’un poème dévasté[1]. » Ainsi la nostalgie onirique nous fait assister à notre mort lente, et, en chacun de nous, à la mort lente de l’univers.

  1. J. Baruzi, La Volonté de Métamorphose, ch. i.