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H. TAINE. — ACQUISITION DU LANGAGE.

en elle le souvenir, l’image, l’attente, la recherche de son père. Entre les deux états, il y a eu une transition insensible, difficile à démêler ; le premier état subsiste encore en certains moments, quoique le second soit établi ; parfois elle joue encore avec le son, quoiqu’elle en comprenne le sens. — Cela se voit très-aisément pour d’autres mots ultérieurs, par exemple pour le mot kaka ; elle le répète encore souvent hors de propos, sans intention, en façon de ramage, dix fois de suite, au grand déplaisir de sa mère, comme un geste vocal intéressant, pour exercer une faculté nouvelle ; mais souvent aussi elle le dit avec intention, quand elle a besoin. De plus il est clair qu’elle en a changé ou élargi le sens, comme pour le mot bébé ; par exemple, hier, dans le jardin, voyant deux petites places humides, deux traînées d’arrosoir sur le sable, elle a répété son mot avec un sens visible et voulu ; elle désigne par ce mot ce qui mouille.

Grande facilité pour les intonations imitatives. Elle a vu et entendu des poules, et répète koko beaucoup plus exactement que nous, avec l’intonation gutturale des bêtes elles-mêmes. Ceci n’est qu’une faculté du gosier ; il y en a une autre bien plus frappante, qui est le don humain par excellence, et qui se manifeste en vingt façons ; je veux parler de l’aptitude à saisir les analogies ; là est la source des idées générales et du langage. On lui montre sur les murs d’une chambre des oiseaux peints, rouges et bleus, longs de deux pouces, et on lui a dit une seule fois en les lui montrant : « Voici des kokos. » Elle a été tout de suite sensible à la ressemblance ; pendant une demi-journée son plus vif plaisir a été de se faire porter tout le long des murs de la chambre, en disant avec enthousiasme à chaque nouvel oiseau : koko ! Jamais un chien, un perroquet n’en ferait autant ; à mon avis, on saisit ici sur le fait l’essence du langage. — Même facilité pour les autres analogies. Elle a vu d’abord un petit chien noir qui appartient à la maison et qui aboie souvent ; c’est à propos de lui qu’elle a pour la première fois appris le mot oua-oua. Elle l’a très-vite appliqué et avec très-peu d’aide aux chiens de toute taille et de toute espèce qu’elle a vus dans la rue, puis, chose plus remarquable, aux chiens de faïence bronzée qui sont auprès de l’escalier. Bien mieux, avant-hier, voyant un chevreau d’un mois qui bêlait, elle a dit oua-oua, le nommant d’après le chien qui est la forme la plus voisine, et non d’après le cheval qui est trop grand ou d’après le chat qui a une toute autre allure[1]. — Voilà le trait dis-

  1. « Quand les Romains virent pour la première fois des éléphants, ils les appelèrent bœufs de Lucanie. De même des tribus sauvages qui n’avaient jamais vu de chevaux appelaient les chevaux gros cochons. » (Lecture on M. Darwin’s philosophy of language by Max Mueller, p. 48 (1873).