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John stuart mill.berkeley, sa vie et ses écrits

tant que ces autres hommes les perçoivent ; qu’est-ce donc qui entretient leur existence quand nul homme ne les perçoit ? Elles existent d’une façon permanente dans l’esprit de Dieu. Cette réponse semblait à Berkeley un argument si décisif en faveur de l’existence d’un être suprême, qu’il pourrait tenir lieu de toutes les autres preuves de la théologie naturelle. Il faut qu’il y ait un Dieu, parce que s’il n’y en avait pas, il n’y aurait pas de lieu permanent pour la nature physique, puisqu’elle n’a d’existence que dans un esprit et qu’elle n’existe d’une façon constante et continue dans aucun esprit fini. Il croyait sincèrement que cet argument entraînait définitivement l’extinction de « l’athéisme et du scepticisme. » Tout ce que nous percevons doit être dans un esprit, et quand nul être fini ne les perçoit, il ne leur reste que l’esprit divin pour demeure. Cette ingénieuse théorie présente une ressemblance éloignée et superficielle avec la doctrine des idées de Platon, et dans le Siris, dont la partie métaphysique renferme la dernière expression de l’opinion de Berkeley, il enrôle Platon et les Platoniciens (qu’avec Coleridge, on ferait mieux d’appeler Plotiniciens) au service de sa théorie, ce qui donne à penser au Prof. Fraser que la théorie avait subi des modifications, et s’était transformée dans les dernières années de la vie de Berkeley, pour se rapprocher du réalisme. Selon nous les passages du Siris ne laissent pas cette impression. Il y a un abîme entre la doctrine de Berkeley et celle de Platon, et nous ne croyons pas que Berkeley l’ait jamais franchi. Les idées de Platon existaient par elles-mêmes et étaient immatérielles, mais elles étaient aussi bien externes à l’esprit Divin qu’à l’esprit humain. Les dieux parcourant leurs cercles célestes, décrits si poétiquement dans le Phèdre, vivaient dans une contemplation perpétuelle de ces idées, mais ils n’en étaient pas les auteurs et leurs esprits n’en étaient pas les demeures. En outre les idées de Platon n’étaient pas comme celles de Berkeley identifiées aux objets communs du sens, Platon les en distinguait attentivement par une démarcation profonde ; il en faisait les prototypes impérissables de ces grands et glorieux attributs, la beauté, la justice, la connaissance, etc., dont une ressemblance éloignée et affaiblie se trouvait perçue par les plus nobles d’entre les choses terrestres. Rien ne nous donne à penser que Berkeley se soit jamais rapproché de ces opinions ; et il nous semble que lorsqu’il cite les Platoniciens, ce n’est pas pour adopter leurs doctrines, mais pour tâcher de montrer qu’ils s’étaient en un certain sens rapprochés de la sienne, au moins en ce qu’ils rejetaient les opinions vulgaires.

La partie de sa théorie sur laquelle Berkeley fondait ce qu’il estimait l’argument le plus décisif en faveur de l’existence de Dieu, en