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que les historiens cités assignent comme objet essentiel à la troisième critique la conciliation des deux critiques précédentes, l’union de l’Entendement et de la Raison pratique, M. Stadler soutient (sans nous avoir pourtant tout à fait convaincu) que cette conséquence, dont il ne conteste point d’ailleurs la vérité, n’est qu’un résultat accessoire dans l’entreprise de Kant. — La réunion du jugement téléologique et esthétique a plus incontestablement pour résultat de faire tort à l’étude du premier. Il semble, en effet, que le jugement téléologique soit une superfétation, ou une contradiction dans la doctrine de Kant. Schopenhauer, dans sa pénétrante, mais excessive critique de cette philosophie, s’exprime à ce sujet en ces termes : « On pourrait accuser Kant d’une grossière inconséquence. Après avoir répété à satiété, dans la Critique de la Raison pure, que l’Entendement est le pouvoir de juger, et que les formes de ses jugements sont les principes essentiels de toute véritable connaissance, il nous présente dans une autre critique une espèce particulière de jugements, qui est toute différente de la première. » M. Stadler se propose de montrer que « malgré les défauts du plan suivi par Kant et l’oubli où il laisse la critique de la Raison pure, il n’y a pas entre la critique du jugement téléologique et la précédente de contradiction réelle, mais qu’elles sont, au contraire, étroitement enchaînées l’une à l’autre. » — Il ne faut pas reprocher à Kant d’avoir méconnu le lien du jugement et de l’entendement. Toutes les fois qu’il parle du Jugement comme d’une faculté distincte de l’Entendement, il entend surtout par le premier le jugement esthétique. Dans la lettre où il annonce à Reinhold en 1787 qu’il travaille à sa troisième critique, les mots « téléologie » et critique du « goût » (Geschmack) sont pour lui synonymes. Et plus tard, quand il distinguera le jugement esthétique et le jugement téléologique, il aura soin d’ajouter que la critique du premier est la partie essentielle de la théorie du jugement {ihr wesentlich angehörig) ; que le second n’est pas une faculté distincte, et qu’il aurait pu être rattaché à la philosophie théorique « allenfalls dem theoretischen Theile der Philosophie angehängt. » Ainsi, Kant n’a jamais présenté le jugement téléologique comme indépendant de l’entendement.

Quel est maintenant l’objet propre du jugement téléologique ? C’est de ramener les différences spécifiques des choses à l’unité systématique, à l’ordre logique, à la classification. L’Entendement ne saisit que les propriétés générales : mais les concepts de cause, de substance, de mouvement, de figure, etc., auxquels il réduit tout, se diversifient à l’infini dans la réalité. Ce sont « ces modifications des concepts généraux, » qu’il faut, comme dit Kant, coordonner, sous peine de voir l’esprit se perdre « dans le labyrinthe de la diversité. » Qui nous dit que les caractères particuliers des choses se prêtent à la classification ? Kant ne reconnaît-il pas lui-même que les phénomènes « pourraient obéir aux lois du mécanisme, qui seules permettent de distinguer la réalité de l’illusion, sans que leurs propriétés particulières fussent pour cela sus-