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analyses.grote. Vie intime de Grote

Grote a saisi avec autant de pénétration que Stuart Mill lui-même ce qu’il y a de dur et de sec dans cette philosophie, ou plutôt peut-être dans les maîtres qui la professent. Mais il se soumet vite à son autorité, à sa puissance : il n’a pu échapper à l’influence souveraine de James Mill, ce génie de propagande qui, par la plume ou la parole, prêche, convertit, fanatise, sans pitié pour les sympathies ou les affections personnelles. Et, par James Mill, il parvient jusqu’à Jeremy Bentham, le vrai chef du parti. De ce jour, sa vie est toute tracée.

Lui aussi, à la vérité, comme Stuart Mill, il eut, au début, une sorte de crise qui mettait en conflit ses sentiments et ses idées. Élevé au sein d’une philosophie très-intellectuelle, très-positive, fort dédaigneuse du cœur, de la poésie et du rêve, il avait cependant cédé, comme malgré lui, à l’un de ces instincts que le joug même de la raison ne soumet pas. Comme Stuart Mill, il eut son roman, il aima. La confidence nous en est faite aujourd’hui par celle même qui sut lui inspirer un si profond attachement. Deux années durant, miss Harriet Lewis, qui est devenue mistress Grote, fut séparée de lui par une exigence de famille : et il fallut acheter, par une longue attente, l’heureuse issue d’une espérance qui jamais n’avait été abdiquée. Il était à craindre que, dans cet intervalle, partagé entre ses idées et sa passion, Grote fût un « Benthamiste » selon la lettre plutôt que selon l’esprit. Mais il eut cette inspiration, aussi habile que touchante, d’intéresser son cœur même à la cause de son intelligence : il mêla si bien l’une à l’autre son affection et sa doctrine que peu à peu, sans qu’il se l’avouât peut-être, sa pensée se faisait plus émue, ses sentiments plus calmes ; en sorte que sa vie, qui eût pu être troublée, rentrait au contraire en une paix plus profonde et plus sûre. Rien de plus naïf et de. plus charmant à cet égard que le journal où, de 1818 à 1820, Grote écrivait pour sa fiancée le récit scrupuleux et sincère de ses occupations quotidiennes. Elle est là, invisible et présente, mêlée à ses études, à ses lectures.

« 14 octobre 1818. Levé vers 6 heures. Lu un chapitre de Say sur l’industrie commerciale ; écrit quelques remarques concernant l’influence des machines sur la condition des laboureurs. Après dîner, lu le Don Carlos de Schiller, joué de la basse de 7 heures 1/2 à 9. Pris le thé. Lu le chapitre de Say sur le capital. Couché à 11 heures. »

« 24 mars 1819. Levé à 6 heures. Lu Kant. Dîné à Beckenham avec ma mère. Le soir, joué de Mozart le « La ci darem la mano » et d’autres pièces. Couché à 11 heures. »

Parfois, une note de ce genre : « Je crains bien que mon célibat ne dure encore cette année. » Pauvre « Benthamiste » victime, lui aussi, des faiblesses humaines, réduit à chercher dans la musique un remède à ses maux ! Après tout,.Bentham lui-même jouait bien du violon!

Dès le lendemain de son mariage, en mars 1820, Grote s’enrôla résolument à la suite de Bentham, de Mill, dans la compagnie de ces libres esprits, à la fois politiques et philosophes, qui portaient alors en Angleterre le nom de « Radicaux. » Un Magazine venait d’être fondé, la