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vacherot.antécédents de la philosophie critique

L’histoire des transformations de la Statue, telle que la fait Condillac, n’est que le développement de cette thèse. En s’animant sous l’impression de l’objet extérieur, la Statue commence par être pour elle-même une sensation, puis elle devient une sensation prédominante, c’est-à-dire attention ; puis une sensation conservée, c’est-à-dire un souvenir ; puis une double ou triple sensation, c’est-à-dire un jugement et un raisonnement ; puis enfin une série continue de sensations, c’est-à-dire une démonstration entière. Voilà pour les facultés de l’entendement. Les facultés de la volonté s’engendrent également de la sensation et de la même manière. Toujours sous l’impression de l’objet extérieur, la Statue devient sensation, besoin, désir, passion, volonté, action. Condillac résume en une phrase toute la doctrine du Traité des Sensations : « Si nous considérons que se ressouvenir, comparer, juger, discerner, imaginer, être étonné, avoir des idées abstraites, en avoir de nombre et de durée, connaître des vérités générales et particulières, ne sont que différentes manières d’être attentif ; qu’avoir des passions, aimer, haïr, espérer, craindre et vouloir, ne sont que différentes manières de désirer ; et qu’enfin être attentif et désirer ne sont, dans l’origine, que sentir, nous conclurons que la sensation enveloppe toutes les facultés de l’âme[1]. »

Que cette histoire ne soit qu’un roman ; que la nature ici résiste à chacune des métamorphoses que veut lui faire subir la philosophie de la sensation : c’est ce qui ne fait doute aujourd’hui pour aucune école. On a peine à s’expliquer l’illusion dans laquelle ont vécu Condillac et ses nombreux disciples ; on se l’explique d’autant moins que l’auteur du Traité des Sensations croyait à la spiritualité de l’âme et à la liberté. On la comprend fort bien chez des philosophes comme d’Argens, Lamettrie, d’Holbach, Cabanis, qui, faisant résulter de l’organisme tous les phénomènes de la vie morale, n’admettaient ni l’existence de l’âme ni la liberté de l’homme. Car, du moment que l’homme n’est plus qu’un être organique supérieur aux autres animaux, où serait le sujet des facultés innées et distinctes de la sensibilité ? Le matérialisme supprime l’innéité des facultés intellectuelles et morales, par cela seul qu’il en supprime la substance. Là où il n’y a plus qu’un corps organisé, il ne peut y avoir tout au plus qu’un être sentant dont toutes les facultés ne sont que des modifications ou des développements de la sensibilité. Mais que Condillac et ses disciples spiritualistes aient cru pouvoir concilier la spiritualité et la liberté de l’âme avec une méthode qui réduit tout l’entendement et toute la volonté, c’est-à-dire l’essence même de l’être humain, à la

  1. 1re  partie, ch. vii.